Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/166

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sur la cause et la colore, pour ainsi dire, d’humanité. Le hasard est donc le mécanisme se comportant comme s’il avait une intention. On dira peut-être que, précisément parce que nous employons le mot quand les choses se passent comme s’il y avait eu intention, nous ne supposons pas alors une intention réelle, nous reconnaissons au contraire que tout s’explique mécaniquement. Et ce serait très juste, s’il n’y avait que la pensée réfléchie, pleinement consciente. Mais au-dessous d’elle est une pensée spontanée et semi-consciente, qui superpose à l’enchaînement mécanique des causes et des effets quelque chose de tout différent, non pas certes pour rendre compte de la chute de la tuile, mais pour expliquer que la chute ait coïncidé avec le passage d’un homme, qu’elle ait justement choisi cet instant. L’élément de choix ou d’intention est aussi restreint que possible, il recule à mesure que la réflexion veut le saisir ; il est fuyant et même évanouissant ; mais s’il était inexistant, on ne parlerait que de mécanisme, il ne serait pas question de hasard. Le hasard est donc une intention qui s’est vidée de son contenu. Ce n’est plus qu’une ombre ; mais la forme y est, à défaut de la matière. Tenons-nous ici une de ces représentations que nous appelons « réellement primitives », spontanément formées par l’humanité en vertu d’une tendance naturelle ? Pas tout à fait. Si spontanée qu’elle soit encore, l’idée de hasard n’arrive à notre conscience qu’après avoir traversé la couche d’expériences accumulées que la société dépose en nous, du jour où elle nous apprend à parler. C’est dans ce trajet même qu’elle se vide, une science de plus en plus mécanistique expulsant d’elle ce qu’elle contenait de finalité. Il faudrait donc la remplir, lui donner un corps, si l’on voulait reconstituer la représentation originelle. Le fantôme d’intention