Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/206

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des sociétés qui n’ont pas pu communiquer entre elles, il doit répondre à un besoin commun de ces sociétés, à une exigence vitale. Par le fait, nous savons que les clans entre lesquels se partage la tribu sont souvent exogames : en d’autres termes, les unions se contractent entre membres de clans différents, mais non pas à l’intérieur de l’un d’eux. Longtemps même on a cru qu’il y avait là une loi générale, et que totémisme impliquait toujours exogamie. Supposons qu’il en ait été ainsi au départ, et que l’exogamie soit tombée en route dans beaucoup de cas. On voit très bien l’intérêt qu’a la nature à empêcher que les membres d’une tribu se marient régulièrement entre eux et que, dans cette société close, des unions finissent par se contracter entre proches parents : la race ne tarderait pas à dégénérer. Un instinct, que des habitudes toutes différentes recouvrent dès qu’il a cessé d’être utile, portera donc la tribu à se scinder en clans à l’intérieur desquels le mariage sera interdit. Cet instinct arrivera d’ailleurs à ses fins en faisant que les membres du clan se sentent déjà parents, et que, de clan à clan, on se croie au contraire aussi étrangers que possible les uns aux autres, car son modus operandi, que nous pouvons aussi bien observer chez nous, est de diminuer l’attrait sexuel entre hommes et femmes qui vivent ensemble ou qui se savent apparentés entre eux [1]. Comment alors les membres de deux clans différents se persuaderont-ils à eux-mêmes, comment exprimeront-ils qu’ils ne sont pas du même sang ? Ils s’habitueront à dire qu’ils n’appartiennent pas à la même espèce. Lors donc qu’ils déclarent constituer deux espèces animales, ce n’est pas sur l’animalité, c’est sur la dualité qu’ils mettent l’accent. Du moins

  1. Voir à ce sujet, Westermarck, History of human marriage, London, 1901, pages 290 et suivantes.