Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/209

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Parlons donc de la mythologie, sans jamais perdre de vue ce qui en avait été le point de départ, ce qu’on aperçoit encore par transparence au travers d’elle.

Des esprits aux dieux la transition peut être insensible, la différence n’en est pas moins frappante. Le dieu est une personne. Il a ses qualités, ses défauts, son caractère. Il porte un nom. Il entretient des relations définies avec d’autres dieux. Il exerce des fonctions importantes, et surtout il est seul à les exercer. Au contraire, il y a des milliers d’esprits différents, répartis sur la surface d’un pays, qui accomplissent une même besogne ; ils sont désignés par un nom commun et ce nom pourra, dans certains cas, ne pas même comporter un singulier : mânes et pénates, pour ne prendre que cet exemple, sont des mots latins qu’on ne trouve qu’au pluriel. Si la représentation religieuse vraiment originelle est celle d’une « présence efficace », d’un acte plutôt que d’un être ou d’une chose, la croyance aux esprits se situe très près des origines ; les dieux ne paraissent que plus tard, quand la substantialité pure et simple qu’avaient les esprits s’est haussée, chez tel ou tel d’entre eux, jusqu’à la personnalité. Ces dieux se surajoutent d’ailleurs aux esprits, mais ne les remplacent pas, Le culte des esprits reste, comme nous le disions, le fond de la religion populaire. La partie éclairée de la nation n’en préférera pas moins les dieux, et l’on peut dire que la marche au polythéisme est un progrès vers la civilisation.

Inutile de chercher à cette marche un rythme ou une loi. C’est le caprice même. De la foule des esprits on verra surgir une divinité locale, d’abord modeste, qui grandira avec la cité et sera finalement adoptée par la nation entière. Mais d’autres évolutions sont aussi bien possibles.