Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/36

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qui ne met pas l’accent sur cette distinction est à côté de la vérité ; ses analyses en seront nécessairement faussées. En fait, quand nous posons que le devoir de respecter la vie et la propriété d’autrui est une exigence fondamentale de la vie sociale, de quelle société parlons-nous ? Pour répondre, il suffit de considérer ce qui se passe en temps de guerre. Le meurtre et le pillage, comme aussi la perfidie, la fraude et le mensonge ne deviennent pas seulement licites ; ils sont méritoires. Les belligérants diront comme les sorcières de Macbeth :

Fair is foul, and foul is fair.

Serait-ce possible, la transformation s’opérerait-elle aussi facilement, générale et instantanée, si c’était vraiment une certaine attitude de l’homme vis-à-vis de l’homme que la société nous avait jusque-là recommandée ? Oh, je sais ce que la société dit (elle a, je le répète, ses raisons de le dire) ; mais pour savoir ce qu’elle pense et ce qu’elle veut, il ne faut pas trop écouter ce qu’elle dit, il faut regarder ce qu’elle fait. Elle dit que les devoirs définis par elle sont bien, en principe, des devoirs envers l’humanité, mais que dans des circonstances exceptionnelles, malheureusement inévitables, l’exercice s’en trouve suspendu. Si elle ne s’exprimait pas ainsi, elle barrerait la route au progrès d’une autre morale, qui ne vient pas directement d’elle, et qu’elle a tout intérêt à ménager. D’autre part, il est conforme à nos habitudes d’esprit de considérer comme anormal ce qui est relativement rare et exceptionnel, la maladie par exemple. Mais la maladie est aussi normale que la santé, laquelle, envisagée d’un certain point de vue, apparaît comme un effort constant pour prévenir la maladie ou l’écarter. De même, la paix a toujours été jusqu’à présent une préparation à la défense