Page:Bergson - Matière et mémoire.djvu/174

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en mouvements accomplis ; il représente donc bien l’état actuel de mon devenir, ce qui, dans ma durée, est en voie de formation. Plus généralement, dans cette continuité de devenir qui est la réalité même, le moment présent est constitué par la coupe quasi instantanée que notre perception pratique dans la masse en voie d’écoulement, et cette coupe est précisément ce que nous appelons le monde matériel : notre corps en occupe le centre ; il est, de ce monde matériel, ce que nous sentons directement s’écouler ; en son état actuel consiste l’actualité de notre présent. La matière, en tant qu’étendue dans l’espace, devant se définir selon nous un présent qui recommence sans cesse, inversement notre présent est la matérialité même de notre existence, c’est-à-dire un ensemble de sensa­tions et de mouvements, rien autre chose. Et cet ensemble est déterminé, unique pour chaque moment de la durée, justement parce que sensations et mouvements occupent des lieux de l’espace et qu’il ne saurait y avoir, dans le même lieu, plusieurs choses à la fois. — D’où vient qu’on a pu méconnaître une vérité aussi simple, aussi évidente, et qui n’est, après tout, que l’idée du sens commun ?

La raison en est précisément qu’on s’obstine à ne trouver qu’une différence de degré, et non pas de nature, entre les sensations actuelles et le souvenir pur. La différence, selon nous, est radicale. Mes sensations actuelles sont ce qui occupe des portions déterminées de la superficie de mon corps ; le souvenir pur, au contraire, n’intéresse aucune partie de mon corps. Sans doute il engen­drera des sensations en se matérialisant ; mais à ce moment précis il cessera d’être souvenir pour passer à l’état de chose présente, actuellement vécue ; et je