Page:Bergson - Matière et mémoire.djvu/191

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mais un rêveur. Entre ces deux extrêmes se place l’heureuse disposition d’une mémoire assez docile pour sui­vre avec précision les contours de la situation présente, mais assez énergique pour résister à tout autre appel. Le bon sens, ou sens pratique, n’est vraisem­blablement pas autre chose.

Le développement extraordinaire de la mémoire spontanée chez la plupart des enfants tient précisément à ce qu’ils n’ont pas encore solidarisé leur mémoire avec leur conduite. Ils suivent d’habitude l’impression du moment, et comme l’action ne se plie pas chez eux aux indications du souvenir, inverse­ment leurs souvenirs ne se limitent pas aux nécessités de l’action. Ils ne semblent retenir avec plus de facilité que parce qu’ils se rappellent avec moins de discernement. La diminution apparente de la mémoire, à mesure que l’intel­ligence se développe, tient donc à l’organisation croissante des souvenirs avec les actes. La mémoire consciente perd ainsi en étendue ce qu’elle gagne en force de pénétration : elle avait d’abord la facilité de la mémoire des rêves, mais c’est que bien réellement elle rêvait. On observe d’ailleurs cette même exagération de la mémoire spontanée chez des hommes dont le développe­ment intellectuel ne dépasse guère celui de l’enfance. Un missionnaire, après avoir prêché un long sermon à des sauvages de l’Afrique, vit l’un deux le répéter textuellement, avec les mêmes gestes, d’un bout à l’autre[1].

Mais si notre passé nous demeure presque tout entier caché parce qu’il est inhibé par les nécessités de l’action présente, il retrouvera la force de franchir le seuil de la conscience dans tous les cas où nous nous désintéresserons de l’action efficace

  1. KAY, Memory and how to improve it, New York, 1888, p. 18.