Page:Bergson - Matière et mémoire.djvu/272

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Au contraire, si le rôle le plus humble de l’esprit est de lier les moments successifs de la durée des choses, si c’est dans cette opération qu’il prend contact avec la matière et par elle aussi qu’il s’en distingue d’abord, on conçoit une infinité de degrés entre la matière et l’esprit pleinement développé, l’esprit capable d’action non seulement indéterminée, mais raisonnable et réfléchie. Chacun de ces degrés successifs, qui mesure une intensité croissante de vie, répond à une plus haute tension de durée et se traduit au dehors par un plus grand développement du système sensori-moteur. Considère-t-on alors ce système nerveux ? Sa complexité croissante paraîtra laisser une latitude de plus en plus grande à l’activité de l’être vivant, la faculté d’attendre avant de réagir, et de mettre l’excitation reçue en rapport avec une variété de plus en plus riche de mécanis­mes moteurs. Mais ce n’est là que le dehors, et l’organisation plus complexe du système nerveux, qui semble assurer une plus grande indépendance à l’être vivant vis-à-vis de la matière, ne fait que symboliser matériellement cette indépendance même, c’est-à-dire la force intérieure qui permet à l’être de se dégager du rythme d’écoulement des choses, de retenir de mieux en mieux le passé pour influencer de plus en plus profondément l’avenir, c’est-à-dire enfin, au sens spécial que nous donnons à ce mot, sa mémoire. Ainsi, entre la matière brute et l’esprit le plus capable de réflexion il y a toutes les intensités possibles de la mémoire, ou, ce qui revient au même, tous les degrés de la liberté. Dans la première hypothèse, celle qui exprime la distinction de l’esprit et du corps en termes d’espace, corps et esprit sont comme deux voies ferrées qui se couperaient à angle droit ; dans la seconde, les rails se raccordent selon