Page:Berlioz - Correspondance inédite, 1879, 2e éd. Bernard.djvu/73

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trouble, son pied chancelle ; il tombe, on le relève, la face ensanglantée. Le lendemain, même accident. Deux Anglais qui passaient sur la terrasse de Nice le ramènent à son appartement, où il reste huit jours soigné par les gens de l’hôtel. Dès qu’il peut prendre le train, il retourne à Paris où l’attendaient sa belle-mère, madame Récio, et sa fidèle servante, qui poussent des cris d’horreur en le revoyant défiguré.

Le séjour à Nice ne fut pas le dernier voyage de Berlioz. Quelque temps après sa chute dans les rochers, il fut invité à se rendre à un festival orphéonique qui se donnait dans sa province natale, à Grenoble. Ce dernier épisode rappelle vraiment le dénoûment des pièces de Shakespeare et l’homme qui avait le mieux compris le génie du poëte anglais devait avoir une fin assez semblable à celle du roi Lear, de Macbeth ou d’Othello. Pour bien peindre cette scène suprême, il faudrait que l’histoire empruntât les couleurs du drame. Qu’on se figure une salle resplendissante de lumières, ornée de tentures officielles, une table chargée de mets délicats, une réunion de joyeux convives attendant un des leurs qui tarde à venir. Tout à coup, une draperie s’entr’ouvre et un fantôme apparaît : le spectre de Banquo ? non ; mais Berlioz à l’état de squelette, le visage pâle et amaigri, les yeux vagues, le chef branlant, la lèvre contractée par un amer sourire. On s’empresse autour de lui, on l’acclame, on lui serre les mains, — ces mains tremblantes qui ont conduit à la victoire des armées de musiciens. Un assistant dépose une couronne sur les cheveux blancs du vieillard. Celui-ci contemple d’un œil étonné les amis, les compatriotes qui l’accablent d’hommages tardifs mais sincères. On le félicite, il ne paraît s’apercevoir de rien. Machinalement, il se lève pour répondre à des paroles qu’il n’a pas comprises ; à ce moment, un vent furieux, venu