Page:Berlioz - Traité d’instrumentation et d’orchestration.djvu/251

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Cette étude sur les voix ne s’applique jusqu’ici, on le voit, qu’a l’emploi des masses chorales. L’art d’écrire pour les voix individuelles est réellement subordonné à mille circonstances qu’on peut à peine déterminer, dont il faut absolument tenir compte, et qui varient avec l’organisation propre à chaque chanteur. On pourrait dire comment il faut écrire pour Rubini, pour Daprez, pour Haitzinger, qui sont trois Ténors, mais on ne saurait indiquer le moyen de composer un rôle de Ténor également favorable, ou parfaitement convenable à tous les trois.

Le Ténor solo est, de toutes les voix, la plus difficile à écrire, à cause de ses trois registres, comprenant les sons de poitrine, les sons mixtes et les sons de tête dont l’étendue et la facilité, je l’ai déjà dit, ne sont pas les mêmes chez tous les chanteurs. Tel virtuose emploie beaucoup la voix de tête, et peut même donner a sa voix mixte une grande force de vibration ; celui-là chantera aisément des phrases hautes et soutenues dans toutes les nuances et dans tous les mouvements ; il aimera les é, les i, tel autre a la voix de tête pénible au contraire, et préfère chanter constamment en sons vibrants de poitrine, celui-là excellera dans les morceaux passionnés, mais il exigera que le mouvement soit assez modéré pour permettre l’émission, naturellement un peu lente, de sa voix ; il préférera les syllabes ouvertes, les voyelles sonores, comme l’a, et redoutera les notes hautes à filer ; une tenue de quelques mesures sur le Sol, lui paraîtra pénible et dangereuse. Le premier, grâce à la facilité de sa voix mixte, pourra attaquer brusquement un son haut et fort, l’autre, au contraire, pour pouvoir donner avec toute sa puissance une note élevée, aura besoin qu’elle soit amenée graduellement, parce qu’il emploie en ce cas la voix de poitrine, réservant exclusivement les notes mixtes et les sons de tête pour la demi-teinte et les accens tendres. Un autre, dont le Ténor est de ceux qu’on nommait autrefois en France Haute-contre, n’aura aucune crainte des notes élevées qu’il saisira en voix de poitrine sans préparation et sans danger.

La voix de premier Soprano est un peu moins difficile à traiter que le premier Ténor ; les sons de tête n’en sont presque pas distinct du reste de la voix ; il faut cependant encore connaître la cantatrice pour laquelle on écrit, à cause des inégalités de certains Soprani dont quelques uns sont ternes et sourds dans le médium, ou dans le bas, ce qui met le compositeur dans l’obligation de bien choisir les registres sur lesquels il pose les notes dominantes de sa mélodie. Les voix de mezzo-Soprano (2e Soprano) et de Contralto sont, en général plus homogènes, plus égales, et par conséquent plus aisées à employer. Il faut éviter cependant pour toutes les deux de placer beaucoup de mots sur les phrases chantées à l’aigu, l’articulation des syllabes devenant alors fort difficile, et quelquefois impossible.

La voix la plus commode est évidemment la Basse, à cause de sa simplicité. Les sons de tête étant bannis de son répertoire, on n’a pas à s’inquiéter de la possibilité des changements de timbre, et le choix des syllabes devient aussi, par cela même, moins important. Tout chanteur qui prétend être doué d’une vraie voix de Basse doit pouvoir chanter toute musique raisonnablement écrite, depuis le Sol grave jusqu’au Mi bémol au dessus des portées. Quelques voix descendent beaucoup plus bas, comme celle de Levasseur, qui peut donner le Mi bémol grave et même le  ; d’autres, comme celle d’Alizard, s’élèvent sans rien perdre de la pureté de leur timbre, jusqu’au Fa dièze et même au Sol, mais ce sont des exceptions. À l’inverse, les voix qui, sans s’élever au dessus du Mi bémol haut, ne peuvent plus se faire entendre au dessous de l’Ut, (dans les portées), ne sont que des voix incomplètes, des fragments de voix dont il est difficile de tirer parti, quelles que soient leur force et leur beauté. Les Barytons se trouvent souvent dans ce cas-là ; ce sont des voix fort courtes, qui chantant presque toujours dans une octave (de Mi bémol du médium au Mi bémol supérieur,) mettent le compositeur dans l’impossibilité d’éviter une fâcheuse monotonie.

L’excellence ou la médiocrité de l’exécution vocale des masses ou des Solos dépendent, non seulement de l’art avec lequel les registres des voix sont choisis, de celui qu’on met à leur ménager des moyens de respirer, des paroles qu’on leur donne à chanter, mais beaucoup aussi de la manière dont les compositeurs disposent les accompagnements. Les uns écrasent les voix par un fracas instrumental qui pourrait être d’un heureux effet avant ou après la phrase vocale, mais non pendant que les chanteurs cherchent à la faire entendre ; les autres, sans charger l’orchestre outre mesure, se plaisent à y mettre en évidence un instrument seul qui, exécutant des traits ou un dessin compliqué sans raison plausible, pendant un air, distrait l’attention de l’auditeur de son véritable objet, et gêne, et embarrasse, et impatiente le chanteur, au lieu de l’aider et de le soutenir. Ce n’est pas qu’il faille pousser la simplicité des accompagnements au point de rejeter les dessins d’orchestre, dont l’expression est parlante et l’intérêt musical véritable ; surtout quand ils sont entremêlés de petits silences qui donnent un peu de latitude rhythmique aux mouvements du chant, et n’obligent pas la mesure à une exactitude métronomique. Ainsi, quoi qu’en disent plusieurs grands artistes, le dessin gémissant des Violoncelles, dans l’air si pathétique du dernier acte de Guillaume-Tell de Rossini, « Sois immobile, » est d’un effet touchant, admirable, il rend l’idée du morceau complexe, sans doute, mais sans entraver le chant, dont il augmente au contraire la poignante et sublime expression.