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L’IMPOSTURE

— Ça va, dit la concierge ; vous vous refaites. Vous avez déjà meilleure mine.

— Je sens un grand vide dans ma tête, avoua le pauvre homme, la bouche pleine. Mon récent étourdissement venait de là, peut-être ? Il y a de la faiblesse dans mon cas, c’est sûr.

Sa voix gardait une espèce d’enjouement qui rassurait Mme de la Follette, tandis qu’elle ne pouvait détacher son regard du visage embrasé, étincelant, mais frappé de stupeur, où les mâchoires seules remuaient.

— J’ai très soif, fit-il encore.

Il se servit coup sur coup deux verres de vin, qu’il avala d’un trait. Un mince filet rouge glissa lentement de la commissure des lèvres jusqu’à son menton.

— Il faudra que vous allumiez la lampe, reprit-il doucement. Le soir vient tôt… Jadis… Oh ! madame de la Follette, sur les étangs de mon pays… sur les étangs, c’est curieux — le jour n’en finit pas, de mourir — c’est très curieux… et il y a une heure fraîche, très fraîche, la plus fraîche, quand nous menons boire nos bœufs, les belles bêtes. La maison n’est pas loin, au bout du sentier, du sentier qui paraît noir dans les arbres, sous les arbres… C’est le paradis. J’y conduirai mes enfants, mes pauvres enfants… Jugez-en, madame de la Follette… Je connais des femmes qui nourrissent leurs bébés avec des soupes d’épluchures. Il faudrait beaucoup de lait… beaucoup de lait… Il y a du lait qui se perd, madame de la Follette. Il coule à côté du seau, dans l’herbe, une mousse blanche, la rosée l’efface peu à peu. Tant de lait gâché ! Je l’ai dit à la fille de Simon Clos, en revenant de l’école.