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n’eut pas été superflue pour enseigner que le complément doit toujours concorder à son sujet, et que, en conséquence, cette période de Lamartine ne vaut rien :

Comme on voit en automne un couple solitaire
De cygnes amoureux,
Partir, en s’embrassant, du nid qui les rassemble,
Et vers les doux climats qu’ils vont chercher ensemble,
S’envoler deux à deux.

Un couple qui s’envole deux à deux ! Voilà qui est plus curieux que l’abat-jour vert des académiciens et les charognes de M. Baudelaire, auquel on pardonnerait son cynisme, s’il avait été sincère, mais ce n’était évidemment que le fruit d’un système destiné à étonner la conscience publique. M. Veuillot a dit quelque part : « j’écris pour faire écumer les gens. » Baudelaire écrivait lui, pour « épater le bourgeois », système qui le conduisit à la police correctionnelle, comme plusieurs autres de ses onctueux confrères.

Le reproche qu’on peut adresser aux grands poëtes de notre temps, c’est d’avoir cherché à nourrir leur gloire individuelle, plutôt qu’à être utile à la masse des auteurs, malgré mille protestations de libéralisme ; ce reproche, pourtant, tombe plutôt sur l’Académie française que sur des personnages isolés, parce que l’Académie, qui jouit aujourd’hui, par legs, de cinquante mille francs de rente environ, est bien plus à même de faire des libéralités, puisque nous donnons plus volontiers un argent qui ne nous appartient pas. Mais une certaine atmosphère de moisissure empêche les Immortels de marcher ; comme Tithon, ils sont ankylosés, et ne peuvent ou ne veulent faire de démarches auprès d’un Moreau, d’un Murger, d’un Gérard de Nerval, poursuivis à outrance par la maladie, la faim ou le suicide. Le temps n’est pas loin, où le droit de visite, aboli par égard pour la dignité humaine, ne viendra plus empêcher un homme ni pauvre et fier d’attendre un suffrage qui le sauverait. Et on peut même prédire à coup sûr que, pour neutraliser toute influence et tout parti pris, comme les sommes distribuées par l’Académie sont devenues très importantes, il y aura, sur les réclamations de quelque candidat évincé, un comité de contrôle, institué au ministère de l’Instruction publique, comité qui examinera les observations des réclamants. Il est nécessaire qu’il en soit ainsi. Lorsque Boulay-Paty fut couronné par l’Académie française pour son beau poëme sur l’Arc de Triomphe, le ministre de l’Instruction publique, M. de Salvandy, doubla spontanément le montant du prix, imposant ainsi sa noble volonté à l’Institut. Pourquoi donc, dans un cas inverse, c’est-à-dire quand un candidat moins méritant serait préféré à un écrivain de talent, le ministre ne casserait-il pas la décision du cénacle académique ? Ce ne serait que justice.

Pour moi, la plus grande injustice qu’il y ait à reprocher au rapport de M. Théophile Gautier, c’est que l’auteur de Mademoiselle de Maupin ne paraît même pas se douter qu’il y ait en France une province. Après avoir rappelé à notre admiration les titres incontestables de Victor Hugo, de Lamartine, de Barbier, de Méry et de tant d’autres, il passe à son école particulière où il englobe bon gré mal gré Leconte de Lisle, qui,

Célébrant tous les dieux que la Grèce invoqua,
Écrit Héré sans H, et Chiron par un K.

Sans doute, parmi les nombreux débutants dont M. Gautier encourage ainsi les efforts, il y a des jeunes gens de mérite, mais dans les quatre-vingt-huit départements qui entourent le département de la Seine, n’y a-t-il pas une poésie véritable, celle du naturisme, qui, s’appuyant exclusivement sur le cœur et sur la nature, relègue dans les Musées tout le bric-à-brac de M. Gautier, les dieux à panse énorme, les lames de Tolède, la tortue qui soutient le monde, le serpent adicéchen, les vases japonais, les charognes empaillées, les squelettes brandillant au gré du zéphyre, enfin tout l’arsenal romantique dont personne ne veut plus aujourd’hui.

Il n’est pas difficile d’acheter, chez M. Didot, le Dictionnaire mythologique de Jacobi, ni chez Duprat le Dictionnaire sanscrit de Burnouf et Leupol, de s’enfermer chez soi, loin du tumulte de la vie, pour copier péniblement tous les noms barbares qui remplissent les pages, on les aligne en douze pieds, et le tour est fait. Également facile est la haute poésie métaphysique, basculant sur une antithèse, au risque de couler à fond l’écrivain qui l’emploie, si l’équilibre vient à manquer. Vous creusez un puits de l’Inde avec une mer vague qui gargouille au fond ; vous collez un moucheron sur le bord du puits, en prenant garde qu’il ne disparaisse avant d’émettre ses idées, peu connues, du reste, par l’infini de la création. Puis vous partez de là : « infini de la nature ! petitesse de l’être créé ! néant ! existence ! abîme ! vitalité ! » et le moucheron s’endort pendant que vous lui chantez cet hymne à la création.

Laissons cependant un peu l’infini, et Kamadéva, et même les 70 mille pépins de citrouille qui furent l’occasion de la naissance du Gange, écoutons la poésie de province nous parler, et voyons si elle n’a pas de ces accents suaves qui enchantent l’âme, bien autrement que le fouillis moyen âge de M. Théophile Gautier ne satisfait l’esprit.

Je demanderai d’abord au brillant auteur des « Émaux et Camées » pourquoi, imitant la froideur et le dédain de M. Vapereau, il oublie, dans sa nomenclature de la poésie moderne, Hippolyte Violeau, le charmant poëte breton, qui a écrit des pages si pures, dignes d’être appréciées par M. Théophile Gautier, puisqu’il accuse l’homme aux charognes, Baudelaire, d’avoir manqué de candeur et d’ingénuité.

Relisons ensemble, chers lecteurs, la Mère et la Nourrice, de Violeau, qui a ému le cœur de toutes les mères, et nous dirons de concert que si les faïenciers de M. Gautier ont bien de la finesse dans le dessin et beaucoup d’éclat dans le coloris, ils n’atteignent pas le degré d’émotion qui caractérise les strophes si simples du poëte breton.

Adieu de la Nourrice.

Voici l’heure ! au seuil de ma porte
S’arrête l’âne du meunier ;
À ta mère, dans son panier,
Pauvre ange, il faut qu’on te rapporte.
Hélas ! tes frères affligés,
Autour de ton berceau rangés,
Pleurent et ne peuvent comprendre
Pourquoi celle qui m’a donné
Ton petit enfant nouveau-né,
Veut aujourd’hui me le reprendre.

Va cependant, va, mon chéri,
Puisque ta mère te réclame,
Va réjouir une autre femme
Dont le sein ne t’a point nourri.

Devant le fagot de bruyère
Où je réchauffais tes pieds nus,
Avec toi je ne viendrai plus
M’asseoir au foyer, sur la pierre.
Ta mère prendra soin de toi ;
Mais saura-t-elle comme moi
D’eau bénite asperger tes langes,
Et renouveler chaque soir
Le petit morceau de pain noir
Qui préserve des mauvais anges ?

Tu me regretteras sans doute,
Et lorsqu’aux champs tu reviendras,
Peut être tu reconnaîtras
Ma chaumière au bord de la route,
Si tu pouvais te souvenir !..
Tiens, regarde bien le menhir
Et la croix où l’oiseau se pose ;
Vois, mon amour, regarde encor ;
Là des genêts aux grappes d’or,
Ici des champs de trèfle rose,

Mais ta mère craint ma tendresse,
Ah ! tu ne reviendras jamais !
En disant combien je t’aimais,
Elle accuserait sa faiblesse,
On ne voit point l’oiseau léger
Laisser aux soins d’un étranger
Son nid éclos dans la charmille ;
En vain tout refleurit aux champs,
Parmi les trésors du printemps
Il ne veut rien que sa famille.

Mes larmes seraient trop amères
Si je n’espérais plus te voir ;
À ta porte j’irai m’asseoir
Un jour, avec tes petits frères,
Devant nous tu devras passer,
Et tu voudras nous embrasser ;
Retourner avec nous peut-être…
Ô mon Dieu ! qu’il en soit ainsi !
Oui, j’irai bientôt… mais aussi
Si tu n’allais pas nous connaître !

Adieu, qu’un ange t’accompagne
Et te garde dans le chemin !
Adieu ! tu chercheras demain
Ta pauvre mère de Bretagne.
Pourquoi n’es-tu pas mon enfant ?