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À Léon Rogier.

Connais-tu bien la tour qui s’élève dans l’ombre,
Et les grands peupliers agités par le vent ?
Connais-tu le sapin dont le faîte est si sombre
Qu’il obscurcit le ciel de son voile mouvant ?

Dans les blés frissonnants résonne un doux murmure,
Dans les bois rajeunis gazouille un chant joyeux,
Le poisson en fuyant ride la source pure,
Partout la volupté pour l’oreille et les yeux !

Le feuillage répand une fraîcheur divine,
Sur les ceps alourdis pend le raisin doré,
Le fantasque chevreuil bondit dans la ravine,
Le monde resplendit, de mille dons paré.

Eh bien ! tout cet éclat dont la nature est fière,
Cet univers si beau, qu’il nous semble éternel,
Comme un mort oublié, qu’on cache sous la terre,
Se flétrit, quand le froid, triste, descend du ciel !

Militza.

« Ô belle Militza ! fille aux cheveux dorés,
Fille au pudique front, fille au riant visage,
Pourquoi baisser les yeux, quand tu vas par les prés,
Sur le rose bouquet qui fleurit ton corsage ?
Sais-je si ton regard m’évite ou me sourit ?
Jamais sur moi tes yeux n’ont levé leurs paupières ;
Et pourtant, un amant se consume et périt,
Quand le destin cruel résiste à ses prières.
Ô belle Militza ! fille au regard hautain,
Dis-moi pourquoi tu vas, muette et dédaigneuse ? »

Et de sa douce voix, lyre au son argentin,
Elle répond ainsi, la charmante peureuse :
« Ami, n’arrête pas la vierge aux cheveux d’or :
Ces discours sont de ceux que la foule réprouve ;
La réputation est pour nous un trésor
Qui, tombé de nos mains, jamais ne se retrouve !
Laisse-moi m’avancer vers le riant côteau
Où ma mère en chantant dépose sur la table,
Pour le repas du soir, la cruche, le couteau,
Le pain bis, le lait pur qui parfume l’étable ;
Mais si jamais ton cœur, par l’amour dominé,
Se voulait enchaîner en un saint mariage,
Il est un autre cœur, dis, l’as-tu deviné ?
Qui, du coteau pour toi, descendrait au village. »

Le Voyage.

Les hommes inquiets, tourmentés par leurs rêves,
Vont errer dans les bois ou sur les mornes grèves,
En torturant leur cœur de lassitude empli ;
Mais à quoi bon chercher Naples ou la Bretagne,
Puisque notre néant partout nous accompagne,
Et que nul ici-bas ne rencontre l’oubli ?

Lorsqu’au bord de la mer on écoute en silence
Mugir le flot méchant qui roule et se balance,
Cherchant à nous saisir dans ses flancs écumeux ;
Que le volcan crispé, faisant trembler la terre,
Entr’ouvre sous nos pieds son bouillonnant cratère,
Nous ressentons en nous que le monde est haineux !

Laissons donc se couvrir les bois d’une ombre vague
Et frémir la montagne et bouillonner la vague ;
Allons chercher plus haut un plus vaste horizon,
Car la terre n’est rien qu’une planète infime
Et dans le large azur s’étend le ciel sublime
Où doivent s’élancer le cœur et la raison.

Fais frissonner ton aile, ô noble créature
Que tourmente le sort, qu’opprime la nature ;
Sillonne l’étendue où le parlera Dieu ;
Là, ni les pleurs maudits, ni les cris de la foule
Ne viendront déranger ton rêve qui s’écoule,
Comme un fleuve impassible, à travers le ciel bleu.

Là, tu pourras dormir dans un sommeil tranquille
Et, joignant les deux mains sur ton cœur immobile,
Par degrés successifs te joindre à l’univers,
Devenir à ton tour nuage, brise ou flamme.
Et, comprenant le monde, y mêler la grande âme
Sans regretter jamais les songes que tu perds !

À Joseph B.

Je n’ai jamais erré dans les plaines fertiles
Qui se couvrent en mai de fleurs et de gazon.
Ô poète, c’est toi dont les lèvres habiles
De rameaux printaniers parent mon horizon.

Le ciel fut noir pour moi dès ma première enfance,
Contre un morne destin sans cesse j’ai lutté ;
Mais la muse du moins, en prenant ma défense,
M’a montré les chemins où d’autres ont chanté.

Assis sur le coteau comme un penseur morose
Dont le cœur épuisé rêve languissamment,
J’en vois de plus heureux cueillir la fraîche rose,
Et sous le buisson vert s’endormir doucement.

Sous leurs yeux attendris murmure le feuillage
Où le zéphyre jette un souffle parfumé,
Le papillon léger caresse leur visage,
Et près d’eux l’on entend : dors, ô mon bien-aimé !

Tressaillements du cœur qui s’ouvre à la nature,
Ô paroles d’amour, baisers sur des bras nus,
Doux serments échangés, lorsque sous la verdure
La lune vient sourire à des fronts ingénus ;

Je ne sentirai plus votre volupté sainte,
Car mon cœur est trop vieux pour s’enchaîner encor,
Mais j’aime entendre, ami, la douloureuse plainte
De ceux dont le chagrin s’épanche en rhythmes d’or.

Soit donc que, t’attachant à quelque fille blonde,
Tu dises dans tes vers sa voix et ses yeux bleus,
Que tu suives, songeur, en t’éloignant du monde,
Le sentier où les bois semblent toucher les cieux ;

Laisse venir à moi les soupirs de ton âme,
Ô poète emporté dans ce monde mouvant,
Où le rêve idéal monte, subtile flamme,
Lorsque sur notre terre il n’a plus d’aliment.

Je te suivrai toujours sous les arbres tranquilles,
Verts abris d’où rayonne une divine paix,
Dans les chemins foulés par les chèvres agiles,
Partout où le méchant ne se montre jamais ;

Et conservant en moi le trésor de tes rêves
Que tu sois tour à tour sage, poète, amant,
Tu me verras marcher, pensif, le long des grèves
En portant dans mon cœur le poids de ton tourment.

Course nocturne.

Que le marais est morne aux rayons de la lune,
Tout le ciel est baigné dans une vapeur brune ;
L’eau naît de tous côtés des touffes du gazon,
Des tertres inégaux dentellent l’horizon,
Et, le long de l’étang où la macreuse glousse,
Un vent sinistre passe en déchirant la mousse,
Prolongeant sourdement son funèbre concert,
Plus sinistre qu’un glas, dans le marais désert !

L’enfant épouvanté, qui revient de l’école,
Enfonce en piétinant, sur la terre trop molle.
Le jeu l’a retenu, maintenant il a peur,
Et la nuit qui grandit, augmente sa terreur.
Qui s’agite là-bas et fouillé l’herbe épaisse ?
C’est le vieux fossoyeur, dont la bêche dépèce
La tourbe en longs morceaux ; venu là pour voler,
Il regarde l’enfant, qui s’enfuit sans parler.
Plus loin, erre à pas lents la lugubre fileuse ;
Le malheur a passé sur sa figure creuse ;
Elle chante tout bas, en tournant son fuseau
D’un doigt découragé, plus maigre qu’un roseau.
Et l’enfant va toujours ! sous son pied l’eau bouillonne,
Il trébuche en courant, il se trouble, il frissonne,
Le vent glacé gémit son fantastique accord.
Oh ! voici que survient le ménétrier mort,
Le spectre aux longs cheveux, qui, dans les nuits brumeuses,
Exprime son angoisse en plaintes douloureuses.
Le marais s’est ouvert ; un effrayant soupir
Sort du gouffre béant, et l’enfant croit mourir !
Marguerite apparaît, comme Goëthe l’a peinte,
L’âme remplie encor de folie et de crainte ;
Plus vite l’enfant court ; par un dernier effort,
Il veut se dérober à la peur, à la mort,
Près de la baie obscure où la grenouille rampe,
Du chaume protecteur il voit briller la lampe !
Voici le vert bouleau, l’abri longtemps rêvé :
Il s’élance, il arrive, enfin il est sauvé.
Et jetant, éperdu, son regard en arrière :
« Oh ! que la nuit était triste dans la bruyère ! »

Paysage solitaire.

Rouge est déjà le bois de hêtres et de chênes
Comme un frêle phthisique, assailli par la mort ;
De son teint maladif les nuances sont vaines,
Du cœur qui va finir, c’est le suprême effort.

Le ruisseau, dans le pré, se dérobe en silence
Comme un ami fidèle au chevet d’un mourant,
Qui se glisse sans bruit et lentement s’avance
Pour respecter la vie et son rêve expirant.

Un pâle voyageur trouve ici pour compagne
La nature mourante au milieu des grands bois ;
Morne comme son cœur est la triste campagne,
Et le sourd vent d’hiver gémit comme sa voix.

Un petit Souper.

Sur la table rugueuse où le potage fume,
Frémit à gros bouillons un pot rempli d’écume ;
Deux marauds sont assis, qui vont se régaler ;
Certes, leur bouche est faite exprès pour avaler,
Car, vaste et se tordant comme un homme qui souffre,
Elle fait jusqu’au fond voir un énorme gouffre
Où quand, saignants encor, s’absorbent les morceaux,
Le vin, des brocs ventrus, tombe et coule à ruisseaux.
Leurs crocs sont effrayants ; leurs mains pyramidales
Auraient brillé jadis aux joutes féodales,
Lorsqu’on fendait en deux, d’un seul coup de revers,
Et l’homme et le cheval, d’une armure couverts.
L’habit des malandrins sied à leur apparence,
Troué de toute part, il frise l’indécence,
On dirait des haillons au Temple ramassés,
Raboutés au hasard, et mal rapetassés.

Voilà le réalisme et ses peintures fines.
Salut, ô grand Balzac, fils des muses divines,
Toi, dont la main cueillit, pour l’offrir à Courbet,
L’ignoble fleur qui pousse à l’ombre du gibet,
La fleur du noir cachot, de la prose et du crime,
Et pour qui le poète en vain cherche une rime !
Bravo ! c’est un progrès sur les peintres anciens,
Qu’ont trouvé de nos jours les modernes Titiens,
De repousser l’esprit, de suivre la nature,
De bien copier tout, jusqu’à la pourriture,
En laissant l’idéal s’en aller au hasard,
Car enfin Raphaël avait dégradé l’art !

À Joseph B.

Tu dis que le printemps, bien que son charme enivre,
Éveille dans le cœur un frisson douloureux,
Car, changeante toujours, la nature est un livre
Dont les mots font pleurer celui qui voudrait vivre
À rêver lentement sur les instants heureux.

Tout passe tour à tour, amours purs et feuillages ;
L’hiver vient tout flétrir, les serments et les bois ;
D’une pâleur sinistre il couvre nos visages,
Et de leurs verts rideaux dépouillant les villages,
Du joyeux rossignol il étouffe la voix.

La forêt, en décembre, est triste et solitaire ;
Le vent, dans ses rameaux, ne cesse de crier,
Et, broyant le verglas qui recouvre la terre,
Fatigué de sonder la vie et son mystère,
Le poète alangui soupire sans prier.

Ô frère, tu dis vrai. Mais il reste la gloire,
Si la nature fuit, si l’amour est menteur ;