Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/220

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais, aidée de Charles Haas et d’Arthur Meyer, nous installâmes ma grand’mère, malgré elle, sur le dos de Sohège. Il était de taille moyenne, elle était de taille démesurée, ses longues jambes traînaient par terre, et je tremblais qu’elles ne fussent cassées. Alors Sohège la prit dans ses bras, Charles Haas lui tint les genoux, nous nous mîmes en marche. Mais la fumée nous étouffait. Au bout de dix marches, je roulai en bas, évanouie.

Je me retrouvai étendue sur le lit de maman. Mon petit garçon dormait dans le lit de ma sœur, et ma grand’mère avait été installée dans un grand fauteuil.

Droite, le sourcil froncé, la bouche méchante, elle ne s’inquiétait que de sa malle ; tant et si bien que ma mère, énervée, lui reprocha, en hollandais, de ne penser qu’à elle. Elle répliqua vivement. Son cou tendu portait sa tête en avant comme pour l’aider à percer la nuit perpétuelle qui l’entourait. Son corps mince, enroulé dans un châle des Indes aux mille couleurs, le sifflement de sa parole stridente et serrée, tout cela contribuait à lui donner l’aspect d’un serpent de cauchemar.

Ma mère n’aimait pas cette femme, qui avait épousé mon grand-père alors qu’il avait déjà six grands enfants dont l’aînée avait seize ans, et le plus jeune, mon oncle, cinq ans. Cette seconde femme n’avait jamais eu d’enfants, mais elle avait été indifférente, et même dure pour les enfants de son mari ; aussi on ne l’aimait pas dans la famille, on la respectait, mais on ne l’aimait pas.

Je l’avais prise chez moi, parce que la variole avait ravagé la famille dans laquelle elle se trouvait en pension. Puis elle avait voulu rester, et je n’avais pas eu