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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

Tout à coup Henri de Steinberg s’arrêta ; il jeta des regards étonnés et farouches autour de lui.

— Il est jour, dit-il d’une voix rauque ; déjà !… Le soleil s’est bien hâté de se laver. Oui, le jour est venu, et ici, tout à l’houre, Fritz Reutnor m’a annoncé que la barque était prête… Est-ce que je rêve ? Tout cela est-il possible ?… Oui, que l’enfer me confonde ! cela est vrai — Il s’assit, et se couvrit le visage de ses deux mains. — Allons, soyons homme, reprit-il après une pause en se redressant. Qu’est-ce que je perds, après tout ? Une vieille bicoque en ruine, bonne tout au plus à loger les chouettes et les chauves-souris. Mon titre ? c’est un préjugé. Pourra-t-on faire que le sang qui coule dans mes voines ne soit plus le sang des anciens burgraves de Steinberg ?… Et cttte petite fille, vais-je aussi me laisser émouvoir par ses plaintes et ses pleurnicheries ?… De par tous les diables je ne les écouterai pas, je ne veux pas les écouter !… Que vient-elle m’importuner de ses cris ? Ne suis-je pas le maître de mon patrimoine ? ne puis-je pas, si je veux, l’aliéner, le vendre… le…

Sa voix s’éteignit, et il retomba dans un profond abattement.

En ce moment, la lourde-porte fut poussée lentement, et une jolie tête blonde s’avança dans la chambre ; on regarda timidement, et on parut s’étonner du silence lugubre qui y régnait.

— Honri !… mon frère ! dit la douce voix de Wilhelmine ; puis-je entrer ? puis-je enfin vous embrasser ?

Le major fit un mouvement brusque ; il répondit avec effort en rafermissant sa voix :

— Oui, oui, entrez… puisqu’il le faut !

La jeune fille, souple et svelte comme une jeune chatte, se glissa dans l’étroite ouverture de la porte,

Elle était vêtue d’une robe légère dont les plis gracieux lui donnaient quelque chose d’aérien. Elle s’élança, vers le major, et, se suspondant à son cou, elle appuya ses lèvres roses contre le visage bronzé de son frère.

— Henri, mon cher Henri ! disait-elle avec transport ; pourquoi m’avez-vous privée toute une nuit du bonheur de vous voir, de vous exprimer ma joie de votre retour ? Avez-vous donc quelque motif de colère contre votre petite Wilhelmine qui vous aime tant ?

La baron de Steinberg, malgré son farouche désespoir, ne parut pas insensible à ces touchantes et naïves caresses.

— Non, non, ma sœur, à Dieu ne plaise ! répliqua-t-il avec embarras, en déposant un baiser sur le front pur de la jeune fille ; mais, voyez-vous, il est des momens où un homme éprouve le besoin d’être seul. Les gémissemens et les pleurs irritent, impatientent… J’ai voulu, pour vous, comme pour moi, retarder une explication pénible.

Wilhelmine, sans dessorrer ses mains, qui formaient un collier gracicux au major, éloigna un peu son visage, et attacha sur son frère ses grands yeux bleus, où la fierté brillait à travers les larmes :

— Et pourquoi mon cher Henri doute-t-il de mon courage ? dit-elle d’un ton de reproche ; ne suis-je pas du même sang que lui ? pourquoi ne saurais-je pas aussi supporter noblement l’adversité ? |

Le baron tourna la tête.

— Si vous avez du courage, tant mieux ! dit-il avec émotion en se dégageant des étreintes de Wilhelmine ; vous allez en avoir besoin… On vous a dit sans doute que nous devions quitter le château aujourd’hui même,

— On m’a parlé en effet d’un départ.. mais Henri, je ne pensais pas qu’il dût avoir lieu si tôt.

— Il aura licu tout à l’heure ; faites vos préparatifs.

— Henri, s’il vous était possible de m’accorder seulement qualques jours…

— Croyez-vous qu’on m’accordera, à moi, un seul jour, une soule heure de grâce ?… D’ailleurs, je n’en veux pas ; je ne m’abaisserai pas à solliciter une pareille faveur. Écoutez, Wilhelmine, dans quelques instans un homme va se présenter ici ; je le mettrai moi-même en possession de cette vieille tour, de ce pauvre rocher ; puis nous n’aurons plus qu’à saluer pour la dernière fois le seuil du Steinberg ; et à oublier jusqu’au nom que nous avons porté.

11 parlait d’une voix brève et saçcadée ; la jeune fille était frappée de stupeur.

— Que Dieu vous pardonne, mon frère ; dit-elle avec un accent plaintif en fondant en larmes ; vous avez vendu le Steinberg !

Le major ne s’attendait pas à ce calme mélancolique.

— Eh bien ! dit-il d’un ton sec et dur, vous ne m’accablez pas de reproches ?… vous ne remplissez pas la tour de vos lamentations ? Mais je vois qu’il faut vous dire la vérité une fois pour toutes… Ma sœur, le Steinberg n’a pas été vendu, il a été joué.

— Joué ! s’écria Wilbelmine : en reculant d’un pas.

— Oui, joué… et perdu… Comprenez-vous bien, ma sœur ? J’ai joué cette masure vénérable, — mon seul bien, votre seul asile ; j’ai joué les souvenirs de ma race, mon écusson à la cigogne d’argent ; la pierre funéraire d’Hildebrand, chef de notre famille, la statue mutilée de Robert l’Oiseleur… Vous et moi, enfans déshérités de tant de braves chevaliers, de tant d’orgueilleux seigneurs, nous n’avons plus rien, vous que votre : vertu d’ange, moi que mon épée de soldat… Et ces pauvres débris, dont nous étions si vains, passeront entre les mains d’un plat courtisan aux ordres du plus petit prince de l’Allemagne… Wilhelmine, Wilhelmine, je vous dis que vous avez raison de me maudire !

Il y eut un moment de silence ; Wilhelmine pleurait : le major avait ropris sa promenade. Enfin la jeune fille releva la tête, et elle dit à son frère avec un accent de suave bonté :

— Pauvre Henri ! comme vous devez souffrir ! combien de fois vous êtes-vous reproché cette funeste passion du jeu qui devait amener un résultat si funeste !… Eh bien ! mon frère, sachons donc renoncer, puisqu’il le faut, à l’orgueil du rang ; résignons-nous à vivre pauvres ; pour moi, je ne me plaindrai pas si vous m’aimez toujours.

Ce généreux stoïcisme frappa d’admiration la farouche major ; il s’arrêta et serra la taille souple de Wilhelmine avec précaution, comme s’il eût craint da la briser.

— Vous êtes une bonne fille, ma sœur, dit-il : d’une voix altérée ; oui, sur mon âme ! vous êtes une douce et sainte créature. Pas un mot de plainte ou de colère, pas un reproche, pas un regret !… Eh bien ! de mon côté, je, remplirai mon devoir envers vous, Wilhelmine, je veillerai sur votre sort avec sollicitude, je vous protégerai.

— Mon frère, j’ai été trop longtemps pour vons un sujet d’inquiétude, une gêne…

— Je ne m’en suis jamais plaint, ma sœur.

— C’est vrai, mon cher Henri ; mais, je le sais, votre âge, vos goûts, votre genre de vie, ne vous permettent pas d’être le mentor d’une jeune fille comme moi ; convenez-en, mon frère, dans les circonstances présentes, vous béniriez celui qui, en vous débarrassant d’une responsabilité importune, assurerait le bonheur de votre pauvre Wilhelmine.

Le baron de Steinberg fronça ses gros sourcils.

— Qui vous parle de tout cela ? dit-il brusquement.

— Yous avez été trop généreux, Henri, pour m’avouer vos embarras, mais je les ai devinés. Aussi peut-être le temps est-il venu de fixer mon sort et de…

— Et de vous chercher un mari, n’est-ce pas cela ? interrompit le major, qui, malgré ses tristes préocoupations, ne put s’empêcher de sourire. Peste soit de ces petites filles pour penser ainsi au mariage ! Mais je suis charmé, de vous voir dans ces idées, Wilhelmine, car ce sont aussi les miennes. Oui, oui, je vais m’occuper activement de vous trouver un parti convenable ; en attendant, je vous conduirai à Manheim, dans ce couvent où vous avez été élevée.

— Quoi ! mon frère, dans cette triste maison où il ya des grilles et des verrous, où l’on manque d’air et de lu mière !… J’y mourrais de chagrin !