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LE NID DE CIGOGNES.

La bonne femme s’arrêta ; la voix lui manquait à ce souvenir.

— Et cependant, Madeleine, Fritz est maintenant sain et sauf ?

— Je ne sais pas ce que j’ai fait, ce que j’ai dit, mais monseigneur m’a regardée d’un air farouche, puis il a laissé Fritz. Ah ! Wilhelmine, si vous aviez vu votre frère en cet affreux moment, vous trembleriez !

— Je ne crains pas la mort pour moi, Madeleine, mais que deviendrait Frantz si je mourais ?… D’ailleurs, ni toi ni ton fils vous ne pouvez rester exposés plus longtemps à des dangers semblables à celui d’aujourd’hui… Eh bien ! conseille-moi, Madeleine ; que faut-il faire ?

— Hélas ! que sais-je ? Dieu seul peut nous secourir.

— Si nous fuyions du Steinberg… Je suis assez forte pour marcher maintenant ; si nous allons nous mettre sous la sauvegarde de la justice ?

— Oui, mais comment sortir d’ici ? Nuit et jour monseigneur garde les clefs de la grande porte.

— Ton fils ne pourrait-il nous aider ? Vous ne connaissez guère Fritz Reutner, dit la gouvernante d’un air d’orgueil ; il est mon élève ; s’agirait-il du sort de l’Allemagne, il ne désobéirait pas à monseigneur le baron de Steinberg ; il renierait Dieu plutôt que son maître légitime. Je l’ai habitué à la soumission dès sa plus tendre enfance. Aujourd’hui, en employant sa vigueur naturelle, il eût pu facilement se tirer des mains du major ; il a préféré s’exposer à une mort affreuse que de manquer au respect dû à son seigneur en se défendant contre lui… N’attendez aucun secours de Fritz, Wilhelmine ; moi-même j’échouerais à lui conseiller une action qu’il croirait contraire à son devoir.

— Eh bien ! donc, il faut implorer des secours du dehors, car véritablement nous ne sommes plus en sûreté ici… Et ce chirurgien qui a pansé ma blessure ?

Monseigneur l’a congédié brusquement depuis quelques jours, il ne doit plus revenir. Wilhelmine, une seule personne peut nous tirer de cette affreuse position, c’est monsieur Frantz… votre mari.

Oh ! non, non, pas lui… ! que Dieu me préserve de voir renouveler cet épouvantable conflit entre mon frère et Frantz ! Cette fois je n’y survivrais pas.

En cet endroit de la conversation, la porte de la chambre re tourna lentement sur ses gonds rouillés. Les deux femmes poussèrent un cri d’effroi et se levèrent. Dans l’obscurité de l’escalier, le major de Steinberg venait d’apparaître comme un spectre menaçant.

Sans s’apercevoir de la terreur qu’il inspirait, il entra d’un pas grave et mesuré. Le plus affreux désordre régnait encore dans sa personne et dans ses vêtemens. Son teint était livide ; ses yeux brillaient comme deux escarboucles. Il était armé d’une manière bizarre ; il avait son épée au côté ; des pistolets d’arçon étaient passés dans la ceinture de son pantalon ; il tenait à la main cette carabine dont il avait fait usage le jour même contre le hinkende.

Il s’avanca vers Wilhelmine tremblante ; posant à terre la crosse de son fusil, il l’embrassa et lui dit :

— Bonsoir, ma sœur.

La jeune femme tressaillit comme și un fer rouge eût touché son front.

— Bonsoir, Henri, murmura-t-elle avec effort ; mais pourquoi ces armes, mon frère ? qu’avez-vous à craindre ici ?

— Ah ! vous ne savez pas répliqua le baron en souriant et en baissant la voix d’un air confidentiel ; je vais avoir maille à partir avec un ennemi redoutable… mais je ne céderai pas ; non, sur mon âme, je ne céderai pas !

— Contre qui donc avez-vous à vous défendre ?

— Contre le diable, répliqua Steinberg.

— Le diable ? répéta la gouvernante. Et elle recula d’un pas, oubliant qu’elle avait été la première à reconnaître le dérangement d’esprit de son maître. Oui, le diable… le démon… le malin esprit, continua le baron avec impatience ; la guerre est déclarée entre nous, il verra ce qu’il en coûte de s’attaquer à un major du régiment de Bavière.

Wilhelmine fondit en larmes.

— Henri, dit-elle en lui prenant les mains, revenez à vous… j’aime mieux encore vous voir irrité contre moi que de vous entendre parler ainsi… Recouvrez votre raison, mon frère, vous n’avez d’autre ennemi que vous-même ; les démons qui vous poursuivent, ce sont vos mau… vaises pensées…

Le major retira sa main vivement.

— Pauvre folle, dit-il en colère, voudriez-vous en remontrer à votre frère aîné, à votre tuteur, au chef de la famille ? Je vous dis que la guerre est déclarée. Autrefois Satan n’osait se montrer à moi et prendre une forme visible ; ainsi, il m’a poussé à jouer le Steinberg contre Ritter, et il me l’a fait perdre ; ensuite il a tourné mon épée contre vous le jour… le jour où vous fûtes blessée… C’est lui encore qui me tente chaque nuit et me glisse à l’oreille de venir vous étrangler pendant votre sommeil… Il a renoncé enfin à toutes ses ruses, il s’est montré franchement à moi, aujourd’hui ; je l’ai vu, entendez-vous, je l’ai vu de mes yeux… il avait pris la forme d’une cigogne.

Les deux femmes se regardèrent en silence.

— Mon frère, dit tristement Wilhelmine, on m’a conté en effet que vous aviez tué une pauvre cigogne, dont on n’avait pu retrouver le corps ; mais…

— Oui, l’on n’a pu retrouver son corps. Je l’avais vue pourtant tomber sous mon coup de feu ; ses plumes avaient volé en l’air ; elle semblait blessée à mort… Qui, j’avais vu tout cela, et cependant l’oiseau est maintenant dans son nid, au haut de la tourelle, avec sa femelle et ses petits.

— Comment ! s’écria la gouvernante incapable de se contenir, le hinkende est maintenant dans son nid ?

Il dort, te dis-je ; et si j’avais eu des doutes sur son origine infernale, je n’en aurais plus maintenant. Voyez-vous, femmes, ce prétendu oiseau est un lutin… mon aïeul Hermann était parvenu à le soumettre, mais il se révolte aujourd’hui contre nous… Sans cela, comment expliquer ce retour après vingt cinq ans d’absence ? Et puis ce collier qu’il portait au cou a disparu aussi. Au moyen de ce talisman, j’aurais pu relever la fortune de ma maison, j’aurais appris où se trouve le trésor de mes ancêtres… Eh bien l’oiseau est revenu, mais il n’avait plus son collier… J’ai voulu, quand il a gagné le nid, faire de nouveau usage de mes armes contre lui, mais voyez jusqu’où va le pouvoir du malin ? Trois fois je l’ai mis en joue, trois fois mon fusil m’est tombé des mains… Cet oiseau infernal me regardait avec des yeux qui me glacaient le sang dans les veines.

Wilhelmine ne voyait dans les paroles de son frère qu’un affreux égarement ; mais la gouvernante, dont l’esprit était rempli de légendes merveilleuses, ajoutait foi entière au récit du major.

— Mon Dieu ! dit-elle avec tristesse, serait-il vrai ? L’influence bienfaisante des cigognes sur les Steinberg serait-elle devenue une influence ennemie ? Quels crimes a donc commis cette malheureuse race pour avoir ainsi démérité de ses anciennes protectrices ?

Wilhelmine regarda sa gouvernante avec étonnement ; elle ne comprenait pas que Madeleine, dont elle connaissait le sens juste d’ordinaire, put discuter sérieusement les visions de son frère. L’insensé, au contraire, saisit avidement la pensée de la vieille femme.

— Oui, tu as raison, bonne Madeleine, reprit-il ; mais je sais d’où vient ce changement, vois-tu ! Les membres vivans de la famille de Steinberg ont failli… Les esprits supérieurs, autrefois protecteurs de notre maison, se sont tournés contre nous… Il y a eu des fautes, des hontes qui n’ont pas été punies. Mais elles le seront, je le jure ! elles le serent avant peu.

Wilhelmine joignit les mains avec terreur.

— Grace ! mon frère, cria-t-elle d’une voix vibrante ; ne m’avez-vous donc pas pardonnée ?