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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

du signalement. Frantz tomba sur son siége d’un air accablé.

Albert, qui jusqu’alors avait gardé un silence stoïque et superbe, lui tendit la main par-dessus l’épaule d’un de ses gardiens.

— Courage camarade, dit-il en levant les yeux au ciel ! de l’air d’un martyr, nous ne devons pas nous laisser abattre par l’adversité. La ruse qu’emploie ce lâche émissaire de la tyrannie, pour s’emparer de nos personnes, prouve combien nous sommes redoutables ; montrons nous dignes landsmanschafter ! Pour moi, je ne l’ignore pas, depuis longtemps j’offusquais les ennemis de nos vieilles libertés germaniques. Les veilleurs de nuit d’Heidelberg m’avaient déjà manifesté plus d’une fois leur mauvais vouloir quand je rentrais le soir de la taverne de l’Ours-Noir. On me savait toujours prêt à tirer mon schlæger pour les droits imprescriptibles de l’Allemagne ; on me connaissait pour l’ami du peuple, pour le contempteur du despotisme… Ce qui m’arrive était prévu ; je me résignerai. On pourra verser mon sang, il en fera sortir de nouveaux défenseurs de l’Allemagne. Oui, vils esclaves, ajouta-t-il dans un magnifique mouvement oratoire, en s’adressant à Ritter et à ses acolytes, vous pouvez me plonger dans un sombre cachot, mais ma voix, perçant la voûte, ira réveiller par un cri de liberté le peuple assoupi… Jusqu’au dernier soupir je rêverai la gloire de ma patrie !

Après avoir débité cette tirade tout d’une haleine, il se rassit, et, portant sa pipe à sa bouche, il retomba dans un silence dédaigneux.

Frantz avait écouté distraitement la harangue de son malencontreux compagnon.

— Allons, monsieur, dit-il au chambellan, qui continuait ses investigations, je ne prolongerai pas vos embarras… Il est inutile de tourmenter des personnes étrangères, et puisqu’il le faut…

— Patience, monsieur Frantz, interrompit Ritter, dont un sourire de satisfaction venait éclairer la raide et sèche physionomie, mes hésitations ne seront pas longues. Je crois enfin avoir découvert le véritable fils de Son Altesse : malgré sen amour pour le peuple, son caractère bouillant et fier a trahi son origine… Yeux bleus, continua-t-il en examinant tour à tour le papier et le visage d’Albert ; ses yeux sont-ils bleus ? je les aurais crus gris ; mais, je comprends… le respect pour le fils de Son Altesse ne permettait pas à un simple employé de la résidence… Hum le flatteur Barbe blonde… elle paraît un peu rousse ; mais l’âge et les soins peuvent en changer la couleur…

Pendant que le chambellan marmottait ces paroles, le véritable Frédéric de Hohenzollern ful frappé d’une remarque nouvelle c’était que son signalement, dressé du reste avec l’inexactitude des pièces de ce genre, pouvait à la rigueur convenir à Albert Schwartz comme à lui-même.

La substitution était facile, car Ritter semblait déjà tout disposé à reconnaître dans Albert le modèle de ce signalement.

Frantz, poussé par le désir de voler au secours de Wilhelmine, se hâta de tirer parti de cette circonstance ; il s’approcha de l’étudiant, et lui dit avec un acccent de respectueuse mélancolie :

Allons, mon noble ami, il est inutile de dissimuler plus longtemps ; vous savez fort bien prendre et le ton et les manières des camarades ; mais, vous le voyez, il est impossible de mettre en défaut la sagacité de monsieur le chambellan Ritter.

Albert Schwartz avala la fumée de sa pipe et fut sur le point d’étouffer.

— Ah cà ! de par les oreilles du prorecteur, dit-il en toussant, que voulez-vous de moi ?

XXIV


— Ne cherchez plus à nier, monsieur le comte, s’écria gaiement Ritter en se levant ; lors même que ce signalement ne se rapporterait pas exactement à votre personne, la noblesse de vos gestes, l’élévation de vos pensées, vous eussent fait reconnaître pour un noble rejeton de Hohenzollern. D’ailleurs, vous avez bien joué votre rôle d’étudiant grossier, ivrogne et braillard, mais vous l’avez peut-être exagéré, et c’est ce qui vous a trahi… Enfin le succès a couronné mes efforts, j’ai retrouvé le fils de mon noble maître… Excusez, monsieur le comte, le pénible devoir que je dois remplir envers vous.

Albert le regardait avec des yeux effárés.

— Voyons, finissons en reprit-il avec impatience. Si vous ne m’arrêtez pas à cause de mon patriotisme, dont je me glorifie, pour qui me prenez-vous donc ?

— Pour ce que vous êtes en effet, monsieur le comte, se hâta de répondre Frantz, pour le second fils de Son Altesse le prince régnant de Hohenzollern… La dissimulation est désormais inutile. — Albert se tourna vers son compagnon ; Frantz était grave, sérieux ; son accent et sa contenance ne pouvaient faire supposer une plaisanterie. Ah cà ! vous me rendez fou ! s’écria le malheureux étudiant ; ne suis-je plus Albert Schwartz, le camarade du Lochenburgen, le…

— Vous êtes le comté Frédéric de Hohenzollern, répliqua Frantz toujours avec le même sang-froid, et la preuve c’est « qu’il faut veiller sans cesse, car nul ne sait quand viendront le jour et l’heure. »

Ces paroles mystérieuses, dont Albert seul comprenait le sens, le calmèrent aussitôt.

Il baissa la tête.

— Une épreuve encore une épreuve ! grommela-t-il : celle-là est aussi inconcevable que les autres… Ah ! quand serai-je donc initié à mon tour !

Frantz l’observait avec anxiété.

— Eh bien ! reprit Schwartz après une pause, en se tournant vers Ritter, si j’étais celui dont vous parlez, que voudriez-vous de moi ?

— Vous l’avouez donc ? s’écria le chambellan.

— Je vous demande, reprit Schwartz un peu inquiet, ce que vous feriez si j’étais le comte Frédéric de Hohenzollern ?

— Ma conduite dépendra de vos dispositions, monsieur le comte. Si vous voulez condescendre aux volontés de Son Altesse votre auguste père et de monseigneur votre frère aîné, j’ai l’ordre de vous conduire à Munster avec tous les honneurs dus à votre rang. Dans le cas contraire, je vous ramènerais à la résidence ; j’ai le regret de vous annoncer que vous y seriez prisonnier et sévèrement gardé…

— Au diable la résidence ! s’écria l’étudiant avec une grimace. Mais que ferais-je à Munster ?

— Vous entrerez dans une maison religieuse de cette ville, et vous serez chanoine, selon le vœu de vos parens et les traditions de votre famille.

— Chanoine ? murmura l’étudiant tout pensif ; diable ! ce n’est pas là un trop mauvais poste !… Eh bien done, va pour le canonicat !… Monsieur Ritter, ajouta-t-il tout. haut, je reprends mon titre et mon rang, qu’on se tienne pour averti.

Frantz n’osait espérer un succès si complet pour sa ruse ;  : il pressa furtivement la main de son camarade. Le chambellan ne se connaissait plus de joie.

— Ainsi donc, j’ai pleinement réussi ! s’écria-t-il. Quel bonheur pour moi ! comme je vais être accueilli à la résidence d’Hohenzollern quelle joie pour votre poble père ! Je l’avouerai, je tremblais que, pendant votre longue absence, vous n’eussiez fait quelque coup de tête… Votre