Page:Bertrand - Sanguis martyrum, 1918.djvu/16

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obstacles invisibles et en roulant des paquets d’herbes et de branchages. Alors, un des muletiers se détacha de la colonne, retroussa vivement autour de ses reins sa longue blouse de toile jaune rayée de blanc, et, s’appuyant sur un bâton ferré, il s’apprêta à descendre dans le lit de la rivière, pour voir si les chevaux et les mulets pouvaient passer : ceux-ci, stupides, se seraient laissé entraîner par le courant et noyer infailliblement, sans essayer même de se sauver. On jeta au muletier une longue corde, qu’il noua à sa ceinture, afin qu’on pût le retenir si, par hasard, le courant l’emportait.

Trapu, carré d’épaules, épanoui de figure, l’homme s’avançait avec précaution, en tâtant, au fond de l’eau, du bout de sa matraque, les galets aplatis sur lesquels glissaient ses pieds nus. Arrivé au milieu du chenal, il s’immobilisa tout à coup, et, retournant vers ses camarades sa lourde face hâlée et luisante de sueur, il leur cria par plaisanterie :

« Ah ! mes enfants, le bon bain !…»

Du haut de la berge, le chef des muletiers, grand homme maigre, aux yeux d’un gris métallique comme ceux des chats, l’encourageait par ses flatteries, attestait les autres hommes qui suivaient du regard le muletier audacieux :

« Voyez Bos ! il ne tremble pas !… Ah ! il n’a pas volé son nom, celui-là ! Solide comme le bœuf sur ses quatre pieds, il faudrait un déluge pour l’ébranler ! »

Courbé sur son bâton, Bos allait toujours à pas prudents : il avait de l’eau jusqu’à mi-cuisse. Puis, ses mollets trapus émergèrent ; il sortit du chenal, atteignit l’autre berge, et, se retournant de nouveau vers ses compagnons, il lança d’un ton triomphal :

« On peut passer, fils de Dieu ! Faites avancer vos bêtes ! »

Le soldat brun, qui maintenait son cheval avec peine, piqua des deux le premier. L’autre légionnaire le suivit, puis les trois muletiers tenant par la bride leurs bêtes