Page:Blaise Pascal - Les Provinciales.djvu/152

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vous défia de citer les pages de Jansénius où vous aviez trouvé ces propositions mot à mot, sans que vous l’ayez jamais pu faire.

Je rapporte toute cette suite parce qu’il me semble que cela découvre assez l’esprit de votre Société en toute cette affaire, et qu’on admirera de voir que, malgré tout ce que je viens de dire, vous n’ayez pas cessé de publier qu’ils étaient toujours hérétiques. Mais vous avez seulement changé leur hérésie selon le temps. Car, à mesure qu’ils se justifiaient de l’une, vos Pères en substituaient une autre, afin qu’ils n’en fussent jamais exempts. Ainsi, en 1653, leur hérésie était sur la qualité des propositions. Ensuite elle fut sur le mot à mot. Depuis vous la mîtes dans le cœur. Mais aujourd’hui on ne parle plus de tout cela ; et l’on veut qu’ils soient hérétiques, s’ils ne signent que le sens de la doctrine de Jansénius se trouve dans le sens de ces cinq propositions.

Voilà le sujet de votre dispute présente. Il ne vous suffit pas qu’ils condamnent les cinq propositions, et encore tout ce qu’il y aurait dans Jansénius qui pourrait y être conforme et contraire à saint Augustin ; car ils font tout cela. De sorte qu’il n’est pas question de savoir, par exemple, si Jésus-Christ n’est mort que pour les prédestinés ; ils condamnent cela aussi bien que vous ; mais si Jansénius est de ce sentiment-là, ou non. Et c’est sur quoi je vous déclare plus que jamais que votre dispute me touche peu, comme elle touche peu l’Église. Car, encore que je ne sois pas docteur non plus que vous, mon Père, je vois bien néanmoins qu’il n’y va point de la foi, puisqu’il n’est question que de savoir quel est le sens de Jansénius. S’ils croyaient que sa doctrine fût conforme au sens propre et littéral de ces propositions, ils la condamneraient ; et ils ne refusent de le faire que parce qu’ils sont persuadés qu’elle en est bien différente ; ainsi, quand ils l’entendraient mal, ils ne seraient pas hérétiques, puisqu’ils ne l’entendent qu’en un sens catholique.

Et, pour expliquer cela par un exemple, je prendrai la diversité de sentiments qui fut entre saint Basile et saint Athanase touchant les écrits de saint Denis d’Alexandrie, dans lesquels saint Basile, croyant trouver le sens d’Arius contre l’égalité du Père et du Fils, il les condamna comme hérétiques : mais saint Athanase, au contraire y croyant trouver le véritable sens de l’Église, il les soutint comme catholiques. Pensez-vous donc, mon Père, que saint Basile, qui tenait ces écrits pour ariens, eût droit de traiter saint Athanase d’hérétique, parce qu’il les défendait ? Et quel sujet en eût-il eu, puisque ce n’était pas l’Arianisme qu’il défendait, mais la vérité de la foi qu’il pensait y être ? Si ces deux saints fussent convenus du véritable sens de ces écrits, et qu’ils y eussent tous deux reconnu cette hérésie, sans doute saint Athanase n’eût pu les approuver sans hérésie : mais, comme ils étaient en différend touchant ce sens, saint Athanase était catholique en les soutenant, quand même il les eût mal entendus ; puisque ce n’eût été qu’une erreur de fait, et qu’il ne défendait dans cette doctrine que la foi catholique qu’il y supposait.

Je vous en dis de même, mon Père. Si vous conveniez du sens de Jansénius, et que vos adversaires fussent d’accord avec vous qu’il tient, par exemple, qu’on ne peut résister à la grâce, ceux qui refuseraient de le condamner seraient hérétiques. Mais lorsque vous disputez de son sens, et qu’ils croient que, selon sa doctrine, on peut résister à la grâce, vous n’avez aucun sujet de les traiter d’hérétiques, quelque hérésie que vous lui attribuiez vous-mêmes, puisqu’ils condamnent le sens que vous y supposez, et que vous n’oseriez condamner le sens qu’ils y supposent. Si vous voulez donc les convaincre, montrez que le sens qu’ils attribuent à Jansénius est hérétique ; car alors ils le seront eux-mêmes. Mais comment le pourriez-vous faire, puisqu’il est constant, selon votre propre aveu, que celui qu’ils lui donnent n’est point condamné ?

Pour vous le montrer clairement, je prendrai pour principe ce que vous reconnaissez vous-mêmes, que la doctrine de la grâce efficace n’a point été condamnée, et que le Pape n’y a point touché par sa Constitution. Et en effet, quand il voulut juger des cinq propositions, le point de la grâce efficace fut mis à couvert de toute censure. C’est ce qui paraît parfaitement par les Avis des Consulteurs auxquels le Pape les donna à examiner. J’ai ces Avis entre mes mains, aussi bien que plusieurs personnes dans Paris, et entre autres M. l’évêque de Montpellier, qui les apporta de Rome. On y voit que leurs opinions furent partagées, et que les principaux d’entre eux, comme le Maître du sacré Palais, le commissaire du saint Office, le Général des Augustins, et d’autres, croyant que ces propositions pouvaient être prises au sens de la grâce efficace, furent d’avis qu’elles ne devaient point être censurées ; au lieu que les autres, demeurant d’accord qu’elles n’eussent pas dû être condamnées si elles eussent eu ce sens, estimèrent qu’elles le devaient être, parce que, selon ce qu’ils déclarent, leur sens propre et naturel en était très éloigné. Et c’est pourquoi le Pape les condamna, et tout le monde s’est rendu à son jugement.

Il est donc sûr, mon Père, que la grâce efficace n’a point été condamnée. Aussi est-elle si puissamment soutenue par saint Augustin, par saint Thomas et toute son école, par tant