Page:Blanc - Histoire de la révolution française, 1878, tome 1.djvu/47

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l’histoire. Donc plus d’esclavage par le vice ; mais aussi plus d’esclavage par la pauvreté. Il ne faut pas que l’âme se souille, mais les souffrances du corps valent qu’on en prenne souci. Car la vie humaine, en chacun de ses modes, est respectable à jamais.

Il est probable que Luther, en commençant, n’était pas averti du redoutable caractère de son entreprise. Quand il entrevit tout ce que pouvait dévorer et contenir cette fosse qu’il creusait ; quand les pressentiments de son génie lui montrèrent, dans le lointain, tous ces prélats, tous ces rois, tous ces princes, tous ces nobles, se tenant par la main, s’entraînant l’un l’autre, foule solidaire, et tombant enfin d’une chute commune... Luther recula d’épouvante. Voilà pourquoi il se hâtait de séparer l’âme du corps, ne désignant aux coups des peuples soulevés que les tyrannies spirituelles, et demandant que les tyrannies temporelles demeurassent inviolables. En approuvant les révoltes de la dévotion, il se préparait à condamner celles de la faim. Il espérait perdre les prêtres et sauver les princes. Aussi lui entendrons-nous dire avec Rome : « Mon royaume n’est pas de ce monde, » lorsque de plus hardis logiciens tireront la conclusion de ses doctrines. Et pourtant, il aurait pu se rappeler qu’au moyen de ce texte fatal, mal compris, mal interprété, Rome avait rendu patientes jusqu’à l’hébétement les douleurs des damnés d’ici-bas, et consacré le long scandale des peuples résignés sous les oppresseurs impunis.

Mais on n’arrête pas la pensée en révolte et en marche. Réclamer la liberté du chrétien conduisait irrésistiblement à réclamer la liberté de l’homme. Luther, qu’il le voulût ou non, menait droit à Münzer. Ceci n’a point échappé à Bossuet. « Luther, s’écrie amèrement l’illustre auteur des Variations, Luther, en affirmant que le chrétien n’était sujet à aucun homme, nourrissait l’esprit d’indépendance dans les peuples, et donnait des vues dangereuses à leurs, conducteurs[1]. »

  1. Hist. des Variations, liv. II, t. V, des Œuvres complètes, p.536,