Page:Boccace - Décaméron.djvu/113

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leur avais fait ce que tu m’as fait, t’auraient fait honteusement mourir, ce que ma pitié n’a pas voulu. Maintenant, puisqu’il en est comme tu dis, et que tu es fils de gentilhomme et de gente dame, je veux, si tu le veux toi-même mettre fin à tes angoisses et te tirer de la misère et de la captivité où tu es, et d’un même coup remettre ton honneur et le mien en leur place voulue. Comme tu le sais, la Spina, que tu as prise par un amour indigne de toi et d’elle, est veuve, et sa dot est grande et bonne. Quelles sont ses mœurs et son père et sa mère, tu le sais. De ton état présent, je ne dis rien. Pour quoi, dès que tu le voudras, je consens, puisqu’elle fut ton amante d’une façon déshonnête, qu’elle devienne honnêtement ta femme, et que tu restes ici près de moi et près d’elle tant qu’il te plaira, comme mon fils. — »

« La prison avait abattu les forces physiques de Jeannot, mais son âme généreuse, digne de son origine, n’avait en aucune façon été diminuée, non plus que l’amour qu’il avait pour sa dame. Et bien qu’il désirât ardemment ce que Conrad lui offrait, et qu’il se vît en son pouvoir, il n’abaissa en rien la réponse que sa grandeur d’âme lui indiquait qu’il devait faire, et il répondit : « — Conrad, ce n’est ni la cupidité de devenir seigneur, ni le désir d’acquérir de l’argent, ni autre motif semblable qui me firent jamais attenter, comme un traître, à tes intérêts. J’aimais ta fille, et je l’aime et l’aimerai toujours, pour ce que je la tiens digne de mon amour. Et si j’ai agi vis-à-vis d’elle moins qu’honnêtement selon l’opinion des gens vulgaires, j’ai commis la faute à laquelle est toujours exposée la jeunesse, laquelle faute, si l’on voulait qu’elle ne se produisît pas, il faudrait supprimer la jeunesse ; de même, si les vieux voulaient se rappeler avoir été jeunes et mesurer les fautes des autres aux leurs, et les leurs à celles des autres, elle ne serait pas si grave que toi et beaucoup d’autres la font ; je l’ai commise comme ami, non comme ennemi. Ce que tu m’offres, je l’ai toujours désiré, et si j’avais cru que cette faveur eût dû m’être accordée, il y a longtemps que je l’aurais demandée ; et elle me sera maintenant d’autant plus chère, que mon espérance de l’avoir était moindre. Si tu n’as point véritablement l’intention que tes paroles me font entrevoir, ne me repais point d’une espérance vaine ; fais-moi ramener en prison, et là, fais-moi souffrir tout ce qu’il te plaira ; pour moi, tant que j’aimerai la Spina, je t’aimerai toujours par amour d’elle, quoi que tu me fasses, et je t’aurai en respect. — »

« Conrad, voyant cela, s’étonna ; il eut Jeannot en grande estime, et, tenant son amour pour fervent, le jeune homme ne lui en fut que plus cher. Pour ce, s’étant levé, il l’accola et le