Page:Boccace - Décaméron.djvu/132

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cruelles épreuves ; elle se trouve à présent en un pauvre état, et désire retourner chez son père. S’il vous plaît de la lui mander sous ma garde, ce serait grand honneur pour vous et grand bien pour moi ; je crois que le Soudan n’oublierait jamais un pareil service. — » Le roi, mu par une royale générosité d’âme, répondit aussitôt que cela lui plaisait ; et l’ayant envoyé chercher la dame, il la fit venir à Famagosta où elle fut reçue par la reine et par lui avec une fête inexprimable et de magnifiques honneurs. Interrogée par le roi et par la reine sur ses aventures, Alaciel leur fit un récit selon la leçon que lui avait faite Antigone. Peu de jours après, sur sa demande, le roi, lui ayant donné une belle et honorable suite composée d’hommes et de femmes, la renvoya, sous la conduite d’Antigone, au Soudan ; et il n’est pas besoin de demander si elle fut reçue par celui-ci avec joie, ainsi qu’Antigone et toute sa suite.

« Quand elle fut un peu reposée, le Soudan voulut savoir comment il se faisait qu’elle vivait encore, et qu’elle fût restée si longtemps sans lui avoir jamais rien fait savoir de l’état où elle se trouvait. La dame, qui avait parfaitement retenu les conseils d’Antigone, se mit à parler ainsi après son père : « — Mon père, le vingtième jour environ après que je vous eus quitté, notre navire, assailli par une cruelle tempête, alla pendant une nuit heurter contre certaine plage vers le ponant, voisin d’un lieu appelé Aigues-Mortes. Ce qu’il advint des hommes qui étaient sur notre navire, je ne l’ai jamais su et ne le sais pas. Je me souviens seulement que, le jour venu, et revenant à la vie de quasi-morte que j’étais, le navire naufragé ayant déjà été vu par les paysans qui étaient accourus de toute la contrée pour le piller, nous fûmes, moi et deux de mes femmes, portées sur le rivage, et prises aussitôt par des jeunes gens qui se mirent à fuir, entraînant qui l’une qui l’autre de nos compagnes. Qu’est-il advenu d’elles ? je ne le sus jamais ; mais deux jeunes gens m’ayant prise, et se disputant entre eux pour m’avoir, et me traînant par les cheveux, tandis que je pleurais abondamment, il advint que ceux qui m’entraînaient ainsi passant en un chemin pour entrer dans un grand bois, quatre hommes à cheval survinrent et aussitôt que ceux qui m’entraînaient les virent, il me lâchèrent soudain et ils se mirent à fuir. Les quatre hommes qui me parurent d’un aspect plein d’autorité, voyant cela, coururent à l’endroit où j’étais et m’adressèrent de nombreuses demandes auxquelles je fis de nombreuses réponses, mais je ne fus pas comprise par eux et je ne les compris pas non plus. Après avoir tenu longtemps conseil, ils me mirent sur un de leurs chevaux et me menèrent à un monastère de femmes de leur religion ;