Page:Boccace - Décaméron.djvu/139

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ainsi casé la fille, et sachant bien à qui, il résolut de ne pas rester davantage en ces lieux ; mais continuant à demander l’aumône, il traversa l’île et parvint, avec Perot, au pays de Galles, non sans éprouver une grande fatigue, comme un homme qui n’avait pas l’habitude d’aller à pied.

« Là était un autre maréchal du roi qui tenait grand état et avait un nombreux domestique, et dans la cour duquel le comte et son fils se réfugiaient souvent pour avoir à manger. Dans cette cour, un fils dudit maréchal et d’autres enfants de gentilshommes se livrant parfois à des jeux enfantins, par exemple à courir et à sauter, Perot commença à se mêler à eux, et à exécuter aussi adroitement ou même mieux qu’aucun d’eux, tous les jeux auxquels ils se livraient. Ce que le maréchal ayant vu une fois, et la tournure et les manières de l’enfant lui plaisant beaucoup, il demanda qui il était. On lui dit qu’il était le fils d’un pauvre homme qui venait là quelquefois pour demander la charité. Sur quoi, le maréchal le lui fit demander, et le comte, qui ne demandait pas autre chose à Dieu, le lui donna volontiers, quelque chagrin qu’il eût à se séparer de lui. Le comte ayant donc placé son fils et sa fille, résolut de ne pas rester plus longtemps en Angleterre, mais du mieux qu’il put, il passa en Irlande, et parvenu à Stanford, s’engagea comme serviteur à la solde d’un chevalier d’un comte du pays, faisant tout ce qui appartient au métier de serviteur ou de garçon d’écurie ; et là, sans être jamais reconnu de personne, avec beaucoup de peines et de fatigues, il séjourna longtemps.

» Violante, appelée Jeannette, et qui était restée à Londres avec la gente dame, croissait chaque année en force et en beauté, et s’était tellement acquis la faveur de la dame, du mari de celle-ci, et de tous les gens de la maison ainsi que de tous ceux qui la connaissaient, que c’était chose merveilleuse à voir ; et il n’y avait personne qui, voyant ses manières et son maintien, ne dît qu’elle était digne de grand bien et de grandissime honneur. Pour quoi, la gente dame qui l’avait reçue de son père, sans avoir pu jamais savoir qui il était autrement que ce qu’elle avait entendu de lui, s’était proposée de la marier honorablement, suivant la condition dont elle estimait qu’elle était. Mais Dieu, juste juge des mérites, la connaissait pour femme noble, et sachant qu’elle portait, sans faute de sa part, la peine de la faute d’autrui, en disposa autrement. Et afin que la gente fille ne tombât point aux mains d’un vilain, on doit croire que ce qui advint fut permis par sa bonté.

« La gente dame avec laquelle Jeannette demeurait, avait de son mari un fils unique que son père et sa mère aimaient beaucoup, tant pour ce qu’il était leur fils, que pour ce qu’il le