Page:Boccace - Décaméron.djvu/157

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d’Ambrogiuolo qui m’a faussement et déloyalement accusée, et par cet homme inique et cruel qui m’a livrée à son serviteur pour me tuer et me donner à manger aux loups. — » Et déchirant le devant de ses habits et montrant sa poitrine, elle fit voir ouvertement au soudan et à tous les autres qu’elle était femme ; puis se tournant vers Ambrogiuolo, elle lui demanda, en l’injuriant, s’il avait jamais couché avec elle, comme il s’en était auparavant vanté. Celui-ci l’ayant déjà reconnue, et devenu quasi-muet de honte, ne disait rien.

« Le soudan qui l’avait toujours tenue pour un homme, ce voyant et entendant, tomba en un tel étonnement que, malgré ce qu’il avait vu et entendu, il crut que c’était plutôt un songe qu’une réalité. Mais pourtant, quand son étonnement fut passé, reconnaissant la vérité, il combla d’éloges la vie, la constance, les mœurs et la vertu de la Ginevra qu’il avait jusque-là appelée Sicuran. Et après lui avoir fait apporter de très riches habits et lui avoir donné des dames pour lui tenir compagnie, suivant la demande qu’elle lui adressa il fit grâce à Bernabo de la mort qu’il avait méritée. Ce dernier, ayant reconnu sa femme, se jeta à ses pieds en pleurant et en demandant pardon ; sur quoi, bien qu’il en fût peu digne, elle le lui accorda avec bonté, et, le faisant lever, l’embrassa tendrement comme son mari.

« Aussitôt après, le soudan commanda qu’incontinent Ambrogiuolo fut lié à un pal en un endroit élevé de la ville, et enduit de miel, et qu’on ne l’en détachât pas qu’il n’en tombât de lui-même ; et ainsi fut fait. Puis il ordonna que tout ce qui avait appartenu à Ambrogiuolo fût donné à la dame, ce qui n’était pas peu de chose et ne valait pas moins de dix mille roubles. Et après avoir fait préparer une très belle fête, où il traita fort honorablement Bernabo en sa qualité de mari de madame Ginevra, et madame Ginevra comme une très valeureuse dame, il leur donna, tant en joyaux, qu’en vases d’or et d’argent et en espèces, pour une valeur de plus de dix mille autres roubles. Puis, la fête terminée, il leur fit préparer un navire et leur donna licence de retourner à Gênes quand cela leur plairait. Ils y revinrent très riches et dans une grande allégresse, et ils y furent accueillis avec de grands honneurs, spécialement madame Ginevra, que tout le monde croyait morte, et qui, pendant tout le temps qu’elle vécut, eut une grande réputation de vertu.

« Quant à Ambrogiuolo, le jour même où il fut lié au pal et enduit de miel, il fut tué et dévoré, à son grand supplice, par les mouches, les guêpes et les taons dont le pays est infesté ; et ses ossements blanchis et retenus seulement par les nerfs, restèrent pendant longtemps sans qu’on y touchât, comme un témoignage, pour quiconque les voyait, de sa mé-