Page:Boccace - Décaméron.djvu/206

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s’il était venu pour sauver Aldobrandino, qu’il fît promptement, pour ce que le temps était court.

« Le pèlerin, feignant d’être un très saint homme, dit : « — Madame, relevez-vous et ne pleurez pas, et écoutez bien ce que je vous dirai, et gardez-vous de le dire jamais à personne. Par ce que Dieu me révèle, la tribulation que vous avez vous est envoyée pour un péché que vous commîtes jadis et que Dieu a voulu en partie purger par cet ennui ; et il veut que vous le rachetiez tout entier, sinon vous retomberiez dans un plus grand souci. — » La dame dit alors : « — Messire, j’ai commis beaucoup de péchés et je ne sais celui que Dieu veut que je rachète plus qu’un autre ; et pour ce, si vous le savez, dites-le moi, et je ferai ce que je pourrai pour le racheter. — » « — Madame — dit alors le pèlerin — je sais bien quel est ce péché, et je ne vous interrogerai pas là-dessus pour mieux le savoir, mais pour que, en le disant vous-même, vous en ayiez plus de remords. Mais venons au fait ; dites-moi : Vous souvient-il que vous ayez jamais eu quelque amant ? — « La dame, oyant cela, jeta un grand soupir et s’étonna fort, ne croyant pas que personne l’eût jamais su, si ce n’est celui qui avait été tué, et qui avait été enseveli comme s’il était Tedaldo, à moins qu’on en eût entendu quelque chose par certaines paroles imprudentes du compagnon de Tedaldo qui le savait ; et elle répondit : « — Je vois que Dieu vous montre tous les secrets des hommes, et pour ce je suis disposée à ne pas vous céler les miens. Il est vrai que dans ma jeunesse j’aimai extrêmement le malheureux jeune homme dont la mort est attribuée à mon mari, laquelle mort j’ai pleuré autant qu’elle m’a causé de chagrin, pour ce que, bien que je me sois montrée dure et sauvage envers lui avant son départ, ni son départ, ni sa longue absence, ni sa mort malheureuse ne me l’ont pu arracher du cœur. — » À quoi le pèlerin dit : « — Ce n’est pas le malheureux jeune homme qui est mort que vous avez aimé autrefois, mais bien Tedaldo Elisei. Mais dites-moi, qu’elle fut la raison pour laquelle vous vous êtes fâchée contre lui ? Vous offensa-t-il jamais ? — » À quoi la dame répondit : « — Certes, il ne m’offensa jamais, mais la cause de mon courroux, ce fut les paroles d’un maudit moine auquel je me confessai une fois ; pour ce que, quand je lui dis l’amour que je portais à Tedaldo et les relations que j’avais avec lui, il me fit une telle sortie au nez que j’en suis encore épouvantée, me disant que, si je ne cessais, j’irais dans la bouche du diable au plus profond de l’enfer, et que je serais jetée dans le feu pour subir ma peine. De quoi il me vint une telle peur, que je résolus de ne plus vouloir de relations avec lui ; et pour n’en plus avoir