Page:Boccace - Décaméron.djvu/236

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étaient toutes les affaires. Puis il donna discrètement des ordres pour que la compagnie fût bien servie et satisfaite pendant tout le temps que sa royauté devait durer. Cela fait, il se retourna vers les dames et dit : « — Amoureuses dames, puisque, grâce à ma malechance, j’ai été assez malheureux pour que la beauté de quelqu’une de vous m’ait toujours assujetti à l’amour, et puisque mon humilité, mon obéissance, mon empressement à servir tous ses caprices, aussitôt que je les ai connus, m’ont valu d’abord d’être délaissé pour un autre, puis d’être traité de mal en pis, de sorte que je vois bien que cela me mènera à la mort, il me plaît que, demain, on ne parle pas d’autre chose que ce qui est le plus en rapport avec mes propres infortunes, c’est-à-dire de ceux dont les amours eurent une fin malheureuse. Quant à moi, je m’attends à la longue, pour mes amours, à une fin très misérable causée par celle qui sait bien qu’un tel langage m’est imposé, ne fût-ce que par le nom dont on m’appelle. — » Ayant ainsi parlé, il se leva et donna liberté à chacun jusqu’à l’heure du souper.

Le jardin était si beau et si agréable, qu’il n’y eut personne qui songeât à en sortir pour aller chercher ailleurs un plaisir plus grand. Au contraire, le soleil étant déjà assez radouci pour qu’on n’éprouvât aucune fatigue à pourchasser les chevreuils, les lapins et les autres moineaux qui s’y trouvaient et qui, pendant qu’on était assis, étaient venus plus de cent fois déranger les assistants en sautant au beau milieu d’eux, plusieurs se mirent à leur poursuite. Dioneo et la Fiammetta entamèrent une chanson sur messer Guillaume et la dame Vel Vergiù ; Philomène et Pamphile s’attablèrent devant des échecs, et qui faisant une chose, qui une autre, le temps s’enfuit et l’heure du souper survint sans qu’on y eût presque songé. C’est pourquoi, les tables ayant été dressées tout autour de la belle fontaine, ils soupèrent en cet endroit on ne peut plus agréablement. Philostrate, pour ne pas s’écarter du chemin tenu par les reines qui l’avaient précédé, dès que les tables furent levées, ordonna à la Lauretta d’organiser une danse et de dire une chanson. — Mon seigneur — dit-elle — je ne sais pas de chansons faites par les autres, et pour ce qui est des miennes, je n’en ai pas de présente à la mémoire qui convienne à si joyeuse compagnie. Si vous en voulez une de celles-là, je vous la dirai volontiers. — À quoi le roi dit : « — Toute chose venant de toi ne peut être que belle et plaisante ; pour ce, dis-la telle que tu la sais. — » Alors, la Lauretta, d’une voix fort suave, mais sur un ton un peu plaintif, les autres dames lui répondant, commença ainsi :