Page:Boccace - Décaméron.djvu/251

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aucune prière, puisque tu en trouves la première occasion dans cette faute, si c’est une faute, parce que je t’assure que ce que tu auras fait ou feras de Guiscardo, si tu n’en fait autant de moi, mes propres mains le feront. Or donc, va pleurer avec les femmes, et persistant dans ta cruauté, tue-nous d’un même coup, lui et moi, s’il te paraît que nous avions ainsi mérité. — »

« Le prince connut la grandeur d’âme de sa fille, mais il ne crut pas pour cela qu’elle fût si fortement résolue à faire ce que ces paroles disaient. Pour quoi, sorti d’auprès d’elle, et ayant écarté la pensée de la faire en rien souffrir, il pensa à refroidir son ardent amour dans le sang d’autrui, et il ordonna aux deux gardiens de Guiscardo de l’étrangler sans bruit la nuit suivante, et, après lui avoir arraché le cœur, de le lui apporter, ce que ceux-ci firent comme il leur avait été commandé. Le jour suivant venu, le prince ayant fait venir une grande et belle coupe d’or, et y ayant mis le cœur de Guiscardo, l’envoya à sa fille par un de ses familiers secrets, auquel il donna ordre de lui dire en lui donnant : « — Ton père t’envoie ceci, pour te consoler de la chose que tu aimes le plus, de même que tu l’as consolé, lui, de ce qu’il aimait le plus. — »

« Ghismonda, non revenue de son cruel projet, se fit, dès que son père l’eut quittée, apporter des herbes et des racines vénéneuses, qu’elle distilla et réduisit dans l’eau, afin de l’avoir toute prête si ce qu’elle craignait arrivait. Le familier étant venu la trouver avec le présent et le message du prince, elle prit la coupe avec un visage fort et l’ayant découverte, comme elle vit le cœur et entendit les paroles, elle eut pour certain que c’était le cœur de Guiscardo. Pour quoi, ayant levé les yeux sur le familier, elle dit ceci : « — Il ne fallait pas une sépulture moins digne que l’or à si grand cœur, et en cela mon père a discrètement fait. — » Et ayant ainsi dit, elle l’approcha de sa bouche, l’embrassa, et puis dit : « — En toutes choses, toujours et jusqu’à cette fin suprême de ma vie, j’ai trouvé l’amour de mon père très tendre pour moi, mais aujourd’hui plus que jamais, et pour ce tu lui rendras de ma part, pour un si grand présent, les dernières grâces que je doive jamais lui rendre. — » Cela dit, s’étant retournée sur la coupe qu’elle tenait serrée, et regardant le cœur elle dit : — « Ah ! doux tombeau de tous mes plaisirs, maudite soit la cruauté de celui qui maintenant me force à te voir avec les yeux du corps ! Ce m’était assez de te regarder à toute heure avec ceux de la pensée. Tu as fourni ta course et ainsi que le sort l’avait marqué, tu t’es hâté et te voici à la fin à laquelle chacun court ; tu as laissé les misères du monde et ses fatigues, et de ton ennemi lui-même tu as obtenu la sépulture que ta valeur t’a méritée.