Page:Boccace - Décaméron.djvu/259

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mais pour ce que je lui parais plus belle qu’aucune autre qui soit au Ciel, il s’est énamouré de moi et vient coucher avec moi bien souvent : comprenez-vous maintenant ? — »

« La commère ayant quitté madame Lisetta, il lui sembla vivre mille ans avant d’être en un endroit où elle pût redire ces choses ; et s’étant trouvée à une fête en compagnie d’une nombreuse société de dames, elle leur raconta de tous points la nouvelle. Ces dames le dirent à leurs maris et à d’autres dames, et celles-ci à d’autres encore, et ainsi en moins de deux jours, Venise en fut toute remplie. Mais parmi ceux aux oreilles de qui vint la chose, se trouvèrent les beaux-frères de la dame, lesquels, sans rien lui dire, eurent à cœur de connaître cet ange Gabriel et de savoir s’il savait voler, et s’embusquèrent pendant plusieurs nuits à cet effet.

« Il advint que de tout ceci rien ne parvint aux oreilles de frère Alberto, qui s’en fut une nuit retrouver la dame. Mais à peine se fût-il déshabillé, que les beaux-frères de celle-ci qui l’avaient vu venir, furent à la porte de sa chambre pour l’ouvrir. Ce que frère Alberto entendant, et s’apercevant de ce que c’était, il se leva, et n’ayant pas d’autre moyen de se sauver, ouvrit une fenêtre qui donnait sur le grand canal et se jeta à l’eau. Il y avait beaucoup de fond et il savait bien nager, de sorte qu’il ne se fit aucun mal ; et ayant nagé de l’autre côté du canal, il entra prestement dans une maison qui était ouverte, où il pria un bon homme qui s’y trouvait, de lui sauver la vie pour l’amour de Dieu, lui racontant une fable pour lui expliquer comment il se trouvait là à cette heure et tout nu. Le bon homme, mu de pitié, et ayant à aller à ses affaires, le mit dans son lit et lui dit d’y rester jusqu’à son retour, puis, l’ayant enfermé, il alla à ses affaires. Quant aux beaux-frères de la dame, étant entrés dans la chambre, ils trouvèrent qu’après y avoir laissé ses ailes, l’ange Gabriel s’était envolé ; de quoi tout déconfits, ils firent de grands reproches à la dame, et la laissant désolés, s’en retournèrent chez eux, avec la défroque de l’ange Gabriel.

« Sur ces entrefaites, le jour étant venu, le bon homme se trouvant sur le Rialto, entendit dire comment, la nuit précédente, l’ange Gabriel avait été coucher avec madame Lisetta, et que, trouvé par ses beaux-frères, il s’était, de peur, jeté dans le canal, et qu’on ne savait ce qu’il était devenu ; pour quoi il s’avisa soudain que c’était lui qu’il avait en sa demeure. Y étant retourné et l’ayant reconnu, après lui avoir parlé de beaucoup de choses, il lui dit que s’il ne voulait pas qu’il le livrât aux beaux-frères, il lui fît apporter cinquante ducats ; ce qui fut fait. Puis, frère Alberto désirant sortir de là, le bon homme lui dit : « — Il n’y a pas d’autre moyen que celui-ci : nous faisons aujourd’hui une