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NOUVELLE V


Les frères de Lisabetta tuent l’amant de celle-ci. Il lui apparaît en songe et lui montre l’endroit où il est enterré. Elle le retrouve, lui coupe la tête et l’enterre dans un pot de basilic sur lequel elle ne cesse de pleurer. Ses frères lui enlèvent le pot de basilic, et elle meurt peu après de chagrin.


La nouvelle d’Elisa finie, et le roi l’ayant fort louée, ordre fut donné à Philomène de conter à son tour. Celle-ci, encore toute remplie de compassions pour le malheureux Gerbino et pour sa dame, poussa un soupir d’attendrissement et commença ainsi : « — Ma nouvelle, gracieuses dames, ne parlera pas de gens d’aussi haute condition que ceux dont Elisa vous a raconté les malheurs, mais elle n’en sera pas moins touchante. C’est en entendant prononcer, il y a peu d’instants, le nom de Messine, que je me suis rappelé l’endroit où se passa le triste événement dont je vais vous entretenir.

« Il y avait donc à Messine trois jeunes frères, tous trois marchands, et restés très riches après la mort de leur père, lequel était de San Gimignano. Ils avaient une sœur appelée Lisabetta, jeune fille fort belle et de bonnes manières, qu’ils n’avaient pas encore mariée, bien qu’ils en eussent trouvé l’occasion. Les trois frères avaient aussi dans leur maison de commerce, un jeune Pisan nommé Lorenzo, qui conduisait toutes leurs affaires. Ce jeune homme était très beau et très agréable de sa personne, et Lisabetta l’ayant vu plusieurs fois, il arriva qu’il lui plut extraordinairement ; de quoi Lorenzo ayant fini par s’apercevoir, il se mit aussi, ses autres amours étant laissées de côté, à lui consacrer toutes ses pensées. Comme ils se plaisaient également l’un à l’autre, la besogne alla si vite, qu’il ne passa pas longtemps sans qu’ils se fussent assurés de leurs sentiments et sans qu’ils eussent fait ce que chacun d’eux désirait le plus. Ils continuèrent à se voir, prenant tous deux beaucoup de bon temps et de plaisir ; mais ils ne surent pas faire si secrètement, qu’une nuit que Lisabetta était allée dans la chambre où couchait Lorenzo, l’aîné de ses frères l’aperçut sans qu’elle le vît. Le frère, en homme prudent, bien que ce qu’il avait découvert lui causât grand ennui, et mu par un sentiment d’honneur, attendit jusqu’au matin sans rien témoigner ni rien dire, et roulant dans son esprit toutes sortes de pensées. Le jour venu, il raconta à ses frères ce qu’il avait vu pendant la nuit entre Lisabetta et Lorenzo. Après en avoir longuement délibéré ensemble, ils résolurent, pour qu’il n’en rejaillit aucun déshonneur sur eux et sur leur sœur, de tenir la chose secrète