Page:Boccace - Décaméron.djvu/278

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j’en ai déjà bien vus, et il ne m’en est pour cela advenu ni plus ni moins ; pour ce laissons-le aller et pensons à nous donner du bon temps. — »

« La jeune fille, très épouvantée déjà par son rêve, entendant cela, le fut encore plus, mais pour ne pas effrayer Gabriotto, elle cacha sa peur le plus qu’elle put. Et pendant qu’avec lui, l’embrassant et le baisant à plusieurs reprises et par lui embrassée et baisée, elle se satisfaisait, craignant et ne sachant quoi, elle tenait ses yeux fixés sur son visage plus que d’habitude, et parfois regardait par le jardin si elle ne voyait pas quelque chose de noir venir de quelque endroit. Et tandis qu’ils étaient ainsi, Gabriotto, jetant un grand soupir, l’embrassa et dit : « — Hélas ! mon âme, aide-moi, car je meurs ; — » et ayant ainsi dit, il retomba à terre sur l’herbe du pré. Ce que voyant la jeune fille, elle le releva, l’attira sur son sein et dit quasi tout en pleurs : « — Ô mon doux seigneur, que te sens-tu ? — » Gabriotto ne répondit pas, mais tremblant et couvert de sueur, au bout d’un court espace de temps il passa de la présente vie.

« Combien cela fut cruel et fâcheux pour la jeune femme qui l’aimait plus qu’elle-même, chacun peut le penser. Elle pleura beaucoup et l’appela en vain plusieurs fois ; mais quand elle eut reconnu qu’il était bien mort, l’ayant palpé par tout le corps et l’ayant trouvé froid, ne sachant que faire et que dire, toute en pleurs et pleine d’angoisses, elle alla appeler sa servante qui connaissait son amour, et lui expliqua sa misère et sa douleur. Et après qu’ensemble elles eurent pleuré quelque temps sur le visage de Gabriotto mort, la jeune femme dit à la servante : « — Puisque Dieu m’a enlevé celui-ci, j’entends ne plus rester en cette vie ; mais avant que j’en vienne à me tuer, je voudrais que nous prissions un moyen convenable pour garder mon honneur et conserver secret l’amour qui a existé entre nous deux, et que le corps dont la gracieuse âme est partie, fût enseveli. — » À quoi la servante répondit : « — Ma fille, ne dis pas que tu veux te tuer, pour ce que si tu l’as ici-bas perdu, en te tuant tu le perdrais encore dans l’autre monde, car tu irais en enfer, là où je suis certaine que son âme n’est point allée, pour ce qu’il fut un bon jeune homme. Mais il vaut bien mieux te réconforter et songer à aider son âme par des prières et d’autres offrandes, si par hasard il en a besoin pour quelque péché commis. Il y a moyen de l’ensevelir promptement dans ce jardin, ce que personne ne saura jamais, parce que personne ne sait qu’il y soit jamais venu ; et si tu ne le veux pas ainsi, mettons-le hors du jardin et laissons-le ; il sera trouvé demain matin et porté à sa demeure, et ses parents le feront ensevelir. — »