Page:Boccace - Décaméron.djvu/288

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le réveiller, elle se mit à le tâter et, le touchant, elle le trouva froid comme glace, de quoi elle s’étonna vivement. Alors le touchant plus fortement, et sentant qu’il ne remuait pas, elle connut qu’il était mort ; de quoi dolente outre mesure, elle fut en grand embarras de savoir que faire. Enfin elle résolut de voir ce que son mari dirait de faire comme s’il s’agissait d’une autre personne ; et l’ayant réveillé, elle lui raconta, comme étant arrivé à une autre, ce qui venait de lui arriver ; puis, elle lui demanda quel conseil il lui donnerait si cela lui était arrivé à elle. Le bon homme répondit qu’il pensait que le mort devrait être porté sans bruit à sa demeure et qu’on devrait le laisser là, sans porter aucun tort à la dame qui ne lui semblait pas avoir failli. Alors la jeune femme dit : « — Eh bien ! c’est ainsi qu’il faut que nous fassions. — » Et lui ayant pris la main, elle lui fit toucher le jeune homme mort. De quoi, tout ému, il se leva, alluma une lumière, et sans entrer dans de nouvelles explications avec sa femme, il revêtit le corps de ses habits, puis sans retard, persuadé de l’innocence de sa femme, il le mit sur ses épaules, le porta devant la porte de sa maison, où il le déposa sur le seuil et le laissa.

« Le jour venu, quand on vit cet homme mort devant sa porte, cela fit une grande rumeur et spécialement de la part de la mère ; et ayant partout cherché et regardé, et ne lui trouvant ni plaie ni coup aucun, les médecins déclarèrent unanimement qu’il était mort de douleur, comme cela était. Le corps fut donc porté dans une église, et là vint la douloureuse mère avec beaucoup d’autres dames, parents et voisins, et sur lui on commença, selon nos usages, à pleurer et à se lamenter fortement. Et pendant qu’on faisait ces grandes lamentations, le bon homme dans la maison duquel il était mort, dit à la Salvestra ; « — Mets un manteau sur ta tête, et va dans cette église où on a transporté Girolamo ; mêle-toi aux femmes et tu écouteras ce qu’on dit de cette aventure ; moi j’en ferai autant parmi les hommes, afin que nous voyons si l’on dit quelque chose contre nous. — » Cela plut à la jeune femme prise d’une pitié tardive, car elle désirait voir mort celui auquel elle n’avait pas voulu de son vivant faire plaisir d’un seul baiser, et elle y alla.

« Chose merveilleuse à penser combien sont difficiles à expliquer les forces de l’amour ! Ce cœur que la fortune prospère de Girolamo n’avait pu ouvrir, sa fortune malheureuse l’ouvrit et, les anciennes flammes s’y étant toutes réveillées, changea la Salvestra en tant de pitié quand elle vit le visage du mort, que, cachée sous son manteau et mêlée aux femmes, elle ne s’arrêta pas avant d’être parvenue jusqu’auprès du corps. Et là poussant un grand cri, elle se jeta