Page:Boccace - Décaméron.djvu/291

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Puis il remonta à cheval et comme il était déjà nuit, il revint à son castel.

« La dame, qui avait entendu dire que le Guardastagno devait venir dîner le soir, et qui l’attendait avec une grande impatience, ne le voyant pas arriver, s’en étonna beaucoup, et dit à son mari : « — Comment se fait-il, messire, que le Guardastagno n’est pas venu ? » — À quoi le mari dit : « — Femme, il m’a fait dire qu’il ne pourra être ici que demain. » — De quoi la dame fut toute troublée. Le Rossiglione, descendu dans son appartement, fit appeler le cuisinier et lui dit : « — Prends ce cœur de sanglier, et fais en sorte d’en faire un ragoût le meilleur et le plus appétissant que tu sauras ; et quand je serai à table, envoie-le moi sur un plat d’argent. — » Le cuisinier ayant pris le cœur, le hacha menu, l’assaisonna de force poivre, et y appliquant tout son art et tous ses soins, en fit un ragoût excellent.

« L’heure du souper venue, messire Guiglielmo se mit à table avec sa femme ; mais poursuivi par le souvenir du crime qu’il avait commis, il mangea peu. Le cuisinier lui ayant envoyé le ragoût, il le fit placer devant la dame, prétendant que ce soir il n’avait pas faim, et le lui recommanda vivement. La dame, qui avait bon appétit, se mit à en goûter, et comme il lui parut bon, elle le mangea tout entier. Quand le chevalier eut vu que la dame l’avait mangé tout entier il dit : « — Femme comment avez-vous trouvé ce plat ? — » La dame répondit : « — Monseigneur, il m’a plu beaucoup, sur ma foi. — » « — Par Dieu, je vous crois, — dit le chevalier — et je ne m’étonne point si vous avez trouvé bon mort ce qui, vivant, vous a plu par-dessus tout. — » À ces mots, la dame resta un moment immobile, puis elle dit : « — Comment ? Qu’est-ce que vous m’avez fait manger ? — Le chevalier répondit : — Ce que vous avez mangé, c’est le cœur de messire Guiglielmo Guardastagno, que vous, femme déloyale, avez tant aimé. Soyez assurée que c’est bien lui, car de ces propres mains je le lui ai arraché de la poitrine, avant de revenir ici. — »

« Si la dame, apprenant cela au sujet de celui qu’elle aimait par-dessus tout, fut saisie d’une horrible douleur, il ne faut pas le demander. Après quelques instants elle dit : « — Vous avez agi comme un déloyal et mauvais chevalier ; c’est moi qui, sans qu’il m’y ait en rien forcée, lui avais donné mon amour, et, de cet outrage envers vous, ce n’était pas lui, mais moi qui devais supporter le châtiment. « Mais à Dieu ne plaise que sur une aussi noble nourriture que le cœur d’un chevalier vaillant et courtois, comme le fut messire Guiglielmo, une autre nourriture vienne jamais se poser. — » Et s’étant levée, elle se précipita par