Page:Boccace - Décaméron.djvu/311

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eus conquis la proie désirée. S’il est toujours le même qu’auparavant, les dieux ne te donnèrent jamais une joie pareille à celle qu’ils s’apprêtent à te donner présentement, ce que j’entends te démontrer afin que tu retrouves tes forces habituelles et que tu reprennes courage. Pasimonde, joyeux de ta mésaventure, et qui a demandé ta mort avec sollicitude, presse tant qu’il peut la célébration des noces de ton Éphigénie, afin d’y jouir de cette même proie que la fortune, d’abord favorable, t’avait concédée et qu’elle t’a ensuite soudain ravie. Je connais par moi-même ce que tout cela doit te faire souffrir, si, comme je crois, tu aimes véritablement ; car le même jour Ormisda, frère de Pasimonde, s’apprête à me faire à moi une injure, pareille au sujet de Cassandre que j’aime par-dessus tout. Pour échapper à un tel outrage, à un tel coup de la fortune, je ne vois pas d’autre porte ouverte, sinon notre courage et la force de nos bras ; sur quoi il nous faut mettre l’épée en main et nous frayer un chemin pour enlever nos dames, toi une seconde fois et moi une première. Donc, si tu as désir de reprendre, je ne dis pas ta liberté dont je pense que tu fais peu de cas sans ta dame, mais ta dame elle-même, en me secondant dans mon entreprise, les dieux t’en donnent l’occasion. — »

« Ces paroles rendirent à Cimon toute son énergie perdue, et sans trop réfléchir à la réponse qu’il allait faire, il dit : — Lisimaque, tu ne peux avoir compagnon plus décidé ni plus fidèle que moi en une pareille tentative, s’il en doit résulter pour moi ce que tu dis ; et pour ce, apprends-moi ce que tu crois que j’aie à faire, et tu verras que cela sera exécuté avec une merveilleuse puissance. — » À quoi Lisimaque dit : « — Dans trois jours, les nouvelles épousées entreront pour la première fois dans la demeure de leur mari ; nous y entrerons nous-mêmes en armes à la tombée du jour, toi à la tête de tes compagnons et moi avec tous ceux des miens en qui je puis me fier, et, ayant enlevé nos dames au milieu des convives, nous les mènerons sur un navire que j’ai fait préparer secrètement, et nous tuerons quiconque voudrait s’y opposer. — » Ce projet plut à Cimon, et il se tint coi dans sa prison jusqu’au moment fixé.

Le jour des noces venu, la pompe fut grande et magnifique, et la maison des deux frères était partout remplie par la fête joyeuse. Lisimaque ayant tout préparé, réunit Cimon et ses compagnons à ses propres amis, et tous portant des armes sous leurs vêtements, quand le moment lui parut venu, après les avoir excités par ses paroles en faveur de son entreprise, il les divisa en trois corps. L’un fut envoyé sans bruit vers le port, pour que personne ne les empêchât de