Page:Boccace - Décaméron.djvu/335

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antenne de navire il l’appliqua contre la fenêtre que la jeune fille lui avait indiquée, et y monta fort légèrement. La jeune fille, considérant comme perdu son honneur, pour la conservation duquel elle avait autrefois résisté à son amant, et pensant que non seulement elle ne pouvait le sacrifier à un plus digne que lui, mais qu’elle pouvait l’amener à la délivrer, avait pris la résolution de satisfaire entièrement ses désirs ; et pour ce, elle avait laissé la fenêtre ouverte, afin qu’il pût s’introduire promptement. Gianni ayant donc trouvé la fenêtre ouverte, entra sans bruit, et se coucha à côté de la jeune fille qui ne dormait pas. Celle-ci, avant qu’ils en vinssent à autre chose, lui déclara ses intentions, le suppliant de l’arracher de ces lieux et de l’emmener. À quoi Gianni dit que rien ne lui plaisait davantage, et que, sans faute, dès qu’il l’aurait quittée, il s’arrangerait de façon à pouvoir l’emmener la première fois qu’il reviendrait. Cela dit, s’étant embrassés avec un grandissime plaisir, ils goûtèrent cette volupté au-dessus de laquelle Amour ne saurait plus rien offrir ; et quand ils l’eurent éprouvée à plusieurs reprises, ils s’endormirent sans s’en apercevoir dans les bras l’un de l’autre.

« Le roi, auquel au premier abord la jeune fille avait plu beaucoup, s’étant souvenu d’elle et se sentant mieux de sa personne, résolut, bien qu’il fût presque jour, d’aller passer quelques instants près d’elle, et il s’en alla secrètement à la Cuba, avec un de ses serviteurs. Étant entré dans le château, il fit ouvrir la porte de la chambre dans laquelle il savait que dormait la jeune fille, et y entra en se faisant précéder d’une grande torche allumée ; et ayant regardé sur le lit, il la vit avec Gianni, tous deux nus et endormis dans les bras l’un de l’autre. De quoi il entra soudain dans une si violente colère que, sans rien dire, peu s’en fallut qu’il ne les tuât tous les deux avec un poignard qu’il portait au côté. Mais, estimant que c’est chose très vile pour tout homme, et surtout pour un roi, de tuer des gens nus et endormis, il se contint, et résolut de les faire périr publiquement par le feu. Se retournant vers le seul compagnon qu’il avait amené, il dit : « — Que te semble de cette misérable femme en qui j’avais mis tout mon espoir ? — » Puis, il lui demanda s’il connaissait le jeune homme qui avait eu une si grande audace que de venir, en sa propre maison, lui faire un tel outrage et un tel déplaisir. Celui qu’il interrogeait ainsi lui répondit qu’il ne se rappelait pas l’avoir jamais vu. Le roi étant donc sorti tout courroucé de la chambre, ordonna que les deux amants, nus comme ils étaient, fussent pris et enchaînés, et que, dès que le jour aurait paru, on les menât à Palerme où ils seraient liés sur la place publique à un pal, dos à dos, et qu’ils resteraient en cet état jusqu’à