Page:Boccace - Décaméron.djvu/355

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plaisir ou contentement de lui, je pourrais d’aventure vieillir en attendant en vain ; et quand je serais vieille, je me raviserais en pure perte, et je me plaindrais vainement d’avoir perdu ma jeunesse. Il me montre lui-même en bon maître comment je puis me consoler en me délectant de ce dont il se délecte, et ce plaisir sera louable chez moi, tandis qu’il est fortement blâmable chez lui. J’offenserai seulement les lois, alors que lui, il offense à la fois les lois et la nature. — »

« Ayant donc pensé de la sorte, et probablement plus d’une fois, la dame, afin d’y donner secrètement effet, se lia avec une vieille qui avait l’air d’une sainte Verdiane qui donne à manger aux serpents. Son chapelet continuellement à la main, elle allait à tous les pardons, ne parlait jamais d’autre chose que de la vie des saints Pères ou des plaies de saint François, et était tenue quasi par tous pour une bonne sainte. Quand le moment lui sembla venu, la jeune femme lui déclara ouvertement ses intentions. À quoi la vieille dit : » — Ma fille, Dieu qui connaît toute chose sait que tu feras bien ; et quand tu ne le ferais pas pour un autre motif, tu le devrais faire, ainsi que toute jeune femme, pour ne point perdre le temps de la jeunesse, pour ce qu’il n’y a pas de douleur pareille, pour qui a quelque bon sens, à celle d’avoir perdu le temps. Et à quoi diable sommes-nous bonnes quand nous sommes vieilles, sinon à garder les cendres auprès du feu ? S’il y en a qui le savent et peuvent en rendre témoignage, je suis une de celles-là ; car maintenant que je suis vieille, ce n’est pas sans un très grand et amer serrement de cœur que je me rappelle, mais en vain, le temps que j’ai laissé perdre ; et bien que je ne l’aie pas tout perdu — car je ne voudrais pas que tu crusses que j’ai été une sotte — je n’ai pourtant pas fait ce que j’aurais pu faire ; de quoi, quand je me souviens, et que je me vois faite, comme tu me vois, de façon que je ne trouverais personne qui me donnerait du feu même avec un chiffon, Dieu sait quelle douleur je ressens. Il n’en est pas ainsi des hommes ; ils naissent bons à mille choses, et non pas seulement à celle-là, et la plus grande partie d’entre eux sont meilleurs vieux que jeunes ; mais les femmes ne viennent au monde pour autre chose que pour faire l’amour et des enfants, et c’est pour cela qu’on les aime. Et si tu ne t’en es pas aperçue à autre chose, tu as dû t’en apercevoir à cela que nous sommes toujours prêtes à faire l’amour, ce qui n’arrive pas aux hommes. En outre, à ce jeu, une femme épuiserait plusieurs hommes, là où plusieurs hommes ne lasseraient pas une femme. Et comme nous sommes nées pour cela, je te dis de nouveau que tu feras très bien de rendre à ton mari