Page:Boccace - Décaméron.djvu/360

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en fait de vêtements et de chaussures, tu sais bien comme je le suis peu d’autre chose, et combien il y a de temps que tu n’as couché avec moi. J’aimerais mieux aller avec des haillons sur le dos et pieds nus, et être bien traitée de toi dans le lit, que d’avoir en abondance tout le reste, et d’être traitée comme tu me traites. Sache bien, Pietro, que je suis femme comme les autres, et que je veux ce qu’elles veulent ; de sorte que, ne l’ayant point de toi, tu n’as point à me faire de reproches si je cherche ailleurs. Au moins, te fais-je assez honneur, en ne me livrant pas à des laquais ou à des teigneux. — »

Pietro, prévoyant qu’elle ne s’arrêterait point de parler de toute la nuit, lui dit, en homme qui se souciait peu d’elle : « — Et voilà assez, femme ; sur ce sujet, je te contenterai fort bien. Tu feras grande courtoisie en t’arrangeant de façon que nous ayions quelque chose pour souper, car il me paraît que ce garçon est comme moi et qu’il n’a pas encore soupé. — » « — Certes non — dit la dame — qu’il n’a pas encore soupé, car nous nous mettions seulement à table pour souper, quand tu es venu à la male heure. — » « — Or bien, — dit Pietro, — va et fais nous souper ; ensuite j’arrangerai tout de façon que tu n’auras que faire de te plaindre. — » La dame, voyant que son mari était satisfait, se leva, fit remettre prestement la table et apporter le souper qu’elle avait fait préparer, et elle soupa gaiement avec son indigne mari et le jeune garçon. Ce que Pietro décida, après le souper, pour les contenter tous les trois, m’est sorti de la mémoire. Je sais bien pourtant que le lendemain le jeune garçon fut remis dans la rue, sans qu’on ait jamais bien été certain qui, du mari ou de la femme, lui avait le plus tenu compagnie pendant la nuit. Pour quoi, mes chères dames, je vous dirai ceci : « — À qui t’en fera une, fais-lui en une autre ; et si tu ne peux, souviens-t’en jusqu’à ce que tu puisses, afin que qui donne un âne, en reçoive un pareil en échange. — »

La nouvelle de Dioneo étant finie, et les dames s’étant gardées de rire, plus par vergogne que parce qu’elles avaient éprouvé peu de plaisir, la reine voyant qu’il avait terminé son récit, se leva et, ôtant de dessus sa tête la couronne de laurier, la posa gracieusement sur la tête d’Elisa, en lui disant : « — À vous, madame, il appartient maintenant de commander. — » Elisa, ayant accepté cet honneur, fit comme il avait été fait précédemment, et après avoir pourvu tout d’abord avec le sénéchal à ce dont il serait besoin pendant tout le temps de son commandement, elle dit au grand contentement de la compagnie : « — Nous avons déjà plusieurs fois entendu raconter qu’avec des bons mots, de promptes ripostes, ou avec des décisions soudaines, bien