Page:Boccace - Décaméron.djvu/366

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lui, était très belle ; mais comme il répétait souvent trois ou quatre fois les mêmes mots, qu’il revenait sur ce qu’il avait déjà dit, s’écriant parfois : je me trompe ! et qu’il embrouillait le plus souvent les noms de ses personnages, prenant les uns pour les autres, il gâtait complètement ladite nouvelle ; sans compter qu’il s’exprimait on ne peut plus mal eu égard à la qualité des personnes qu’il faisait parler et des actes qu’il leur attribuait. Aussi, madame Oretta qui l’écoutait éprouvait à chaque instant comme une sueur, un défaillement de cœur, comme si elle avait été malade et près de rendre l’âme. Enfin, ne pouvant en supporter davantage, et voyant que le cavalier s’était engagé dans un labyrinthe dont il ne pouvait sortir, elle dit d’un air plaisant : « — Messire, notre cheval a le trot beaucoup trop dur ; pour quoi, je vous prie d’avoir la bonté de me mettre à terre. — » Le cavalier, qui était par aventure meilleur entendeur que conteur de nouvelles, comprit la plaisanterie, et l’ayant prise en riant, se mit à parler d’autres choses, laissant inachevée la nouvelle qu’il avait commencée et si mal poursuivie. — »



NOUVELLE II


Le boulanger Cisti fait d’un mot revenir messer Geri Spina de sa demande indiscrète.


La répartie de madame Oretta fut fort louée de chacune des dames ainsi que des hommes, et la reine ordonna à Pampinea de poursuivre ; pour quoi, celle-ci commença en ces termes : « — Belles dames, je ne saurais juger par moi-même qui pèche le plus, ou la nature en accouplant un corps vil à une âme noble, ou la fortune en imposant un vil métier à un corps doué d’une âme généreuse, comme nous avons pu le voir dans notre concitoyen Cisti et dans beaucoup d’autres, lequel Cisti, bien qu’il fût doué d’une âme très haute, la nature avait fait boulanger. Et certes, je maudirais également la nature et la fortune, si je ne savais que la nature est on ne peut plus prudente et que la fortune a mille yeux, bien que les sots la donnent comme aveugle. Je crois qu’en personnes prévoyantes, elles font comme font souvent les hommes qui, incertains des événements, enfouissent pour les mettre en sûreté leurs objets les plus précieux dans les endroits les plus abjects de leurs maisons, comme moins susceptibles d’inspirer le soupçon, et les en sortent selon leurs besoins les plus pressants, les lieux ignobles les ayant plus