Page:Boccace - Décaméron.djvu/422

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

si elle lui plaisait, il donna à entendre à son père qu’il voulait aller visiter le Saint-Sépulcre, ce dont il obtint à grand’peine la permission.

« En conséquence, ayant pris le nom d’Anichino, il arriva à Bologne, et, la fortune le favorisant, dès le lendemain il vit cette dame à une fête ; elle lui parut beaucoup plus belle qu’il ne se l’était imaginé ; pour quoi, s’étant épris passionnément d’elle, il résolut de ne pas quitter Bologne avant d’avoir conquis son amour. En songeant à part soi au moyen qu’il devait employer pour y parvenir, il lui sembla, laissant de côté tous les autres, que s’il réussissait à devenir le familier du mari, lequel en avait beaucoup, il pourrait d’aventure venir à bout de ce qu’il désirait. Ayant donc vendu ses chevaux, et tout concerté avec ses gens pour le mieux, il leur recommanda de feindre de ne point le connaître ; puis il alla trouver l’hôtelier et lui dit qu’il entrerait volontiers au service de quelque gentilhomme si cela pouvait se faire. À quoi l’hôtelier dit : « — Tu es justement un familier comme il en faudrait un à un gentilhomme de cette ville qui a nom Egano, lequel en a déjà beaucoup et les veut tous de bonne tournure, comme toi ; je lui en parlerai. — » Et comme il avait dit, il fit ; de sorte qu’avant de quitter Egano, il lui fit accepter Anichino, ce qui fut on ne peut plus agréable à ce dernier.

« Demeurant chez Egano, et ayant occasion de voir souvent sa dame, Anichino se mit à servir si bien avec tant de dévouement Egano, que celui-ci conçut pour lui un vif attachement, au point qu’il ne savait rien faire sans lui, et qu’il lui donna la direction de toutes ses affaires. Il advint qu’un jour, Egano étant allé oiseler, et Anichino étant resté au logis, madame Béatrice, qui ne s’était pas encore aperçue de son amour — bien qu’ayant plusieurs fois remarqué ses belles manières, elle l’eût fort loué et qu’il lui plût beaucoup — se mit à jouer aux échecs avec lui. Anichino, désireux de lui plaire, s’arrangeait de façon à se laisser gagner, de quoi la dame était enchantée. Mais quand toutes les femmes de la dame furent parties et les eurent laissés seuls à jouer, Anichino poussa un grandissime soupir. La dame, l’ayant regardé, dit : « — Qu’as-tu Anichino ? cela te fâche-t-il donc si fort que je te gagne ? — » « Madame — répondit Anichino — c’est un motif bien plus sérieux que celui-là qui m’a fait pousser un soupir. — » La dame dit alors : — « Eh ! dis-le-moi, si tu me veux quelque bien. — »

« Quand Anichino s’entendit prier par ce : si tu me veux quelque bien, de la bouche de celle qu’il aimait par-dessus tout, il poussa un nouveau soupir plus fort que le premier ; pour quoi la dame le pria derechef qu’il voulût bien lui dire quelle était la cause de ses soupirs. À quoi Anichino dit :