Page:Boccace - Décaméron.djvu/477

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allait enfin le faire entrer, et s’étant approché de la porte, il dit : « — Me voici, Madame ; ouvrez-moi pour Dieu, car je meurs de froid. — » La dame dit : « — Oh ! oui, car je sais que tu es un vrai frileux, et qu’il fait très froid, pour qu’il est tombé un peu de neige ; mais je sais qu’il en tombe bien davantage à Paris. Je ne puis pas encore t’ouvrir, pour ce que mon maudit frère, qui est venu hier soir souper avec moi, ne s’en va pas encore, mais il s’en ira bientôt, et je viendrai aussitôt t’ouvrir. J’ai eu grand’peine à le quitter un instant pour venir te réconforter et te dire de ne pas t’impatienter d’attendre ainsi. — » L’écolier dit : « — Eh ! Madame, je vous en prie par Dieu, ouvrez-moi, afin que je puisse me mettre à couvert, pour ce que depuis un moment il s’est mis à tomber la neige la plus épaisse du monde et qu’elle tombe encore ; alors je vous attendrai tant que cela vous agréera. — » La dame dit : « — Hélas ! mon doux bien, je ne peux pas ; cette porte fait un si grand bruit quand on l’ouvre, que je serais facilement entendue par mon frère, si je t’ouvrais. Mais je vais aller lui dire de s’en aller, afin de pouvoir ensuite t’ouvrir. — » « — Or, allez vite — dit l’écolier — Et je vous prie de faire faire un bon feu, afin qu’aussitôt que je serai entré, je puisse me réchauffer, car je me suis tellement refroidi, qu’à peine si je me sens. — » La dame dit : « — Cela ne doit pas être, si ce que tu m’as écrit est vrai, à savoir que tu brûles tout entier d’amour pour moi ; mais je suis sûre que tu te moques de moi. Mais, je m’en vais ; attends, et aie bon courage. — »

« L’amant qui entendait tout et qui prenait un suprême plaisir, retourna au lit avec la dame, et ils dormirent peu cette nuit, car ils la passèrent quasi toute à prendre leurs ébats et à se moquer de l’écolier. Le malheureux, changé en cigogne tellement il battait des dents, s’apercevant enfin qu’il était joué, essaya à diverses reprises d’ouvrir la porte, et examina s’il ne pourrait pas sortir d’un autre côté ; mais ne voyant pas comment, il tournait dans la cour comme un lion, maudissant le mauvais temps, la cruauté de la dame, la longueur de la nuit et sa propre simplicité. Fortement indigné contre la dame, le long et fervent amour qu’il lui avait porté se changea soudain en haine acerbe et cruelle, et il se mit à rouler dans sa pensée de nombreux projets pour trouver un moyen de se venger, ce qu’il désirait maintenant beaucoup plus qu’il n’avait tout d’abord désiré se trouver avec la dame.

« La nuit, après une si longue attente, s’avançait, le jour étant proche, et l’aube commença à paraître ; pour quoi, la servante ayant sa leçon faite par la dame, descendit, ouvrit la cour, et ayant l’air d’avoir compassion du malheu-