Page:Boccace - Décaméron.djvu/485

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pu trouver aucun moyen de te venger de moi, ce que tu parais avoir souhaité avec tant d’ardeur. Hélas ! laisse ta colère et pardonne-moi désormais ; si tu veux me pardonner et me faire descendre d’ici, je suis toute prête à abandonner mon déloyal amant, et à t’avoir seul pour amant et pour maître, bien que tu dénigres fort ma beauté, en la donnant pour passagère et de peu de prix. Quelle que soit ma beauté, je sais que, comme celle des autres femmes, si on ne la doit point estimer pour autre chose, elle est un amusement et un passe-temps pour la jeunesse des hommes ; et tu n’es point vieux. Et, bien que je sois cruellement traitée par toi, je ne peux cependant pas croire que tu voudrais me donner une mort si cruelle que de me forcer à me jeter en désespérée au bas de cette tour, devant tes yeux auxquels — tu l’avouerais si tu n’étais pas devenu menteur — j’ai tellement plu jadis. Hélas ! aie pitié de moi, pour l’amour de Dieu ; aie pitié ! le soleil commence à devenir trop chaud, et, de même que le trop grand froid m’a fait souffrir cette nuit, la trop grande chaleur commence à me faire endurer grandissime souffrance. — »

« L’écolier qui prenait plaisir à prolonger cette conversation, répondit : « — Madame, tu ne t’es point confiée à moi à pause de l’amour que tu me portais, mais pour reconquérir celui que tu avais perdu, et pour ce ta confiance ne mérite autre chose qu’un traitement pire. Et tu as cru follement, si tu t’es imaginée que cette voie a été la seule ouverte à la vengeance que je souhaitais. J’en avais mille autres ; en faisant semblant de t’aimer, j’avais tendu autour de tes pieds plus de mille lacs ; et avant peu, si ce cas ne s’était pas présenté, tu devais de toute nécessité tomber dans l’un d’eux. Quel qu’eût été celui où tu fusses tombée, tu n’aurais pas éprouvé une peine ni une honte moindres que celui-ci ne t’en occasionne ; si j’ai employé celui-ci, ce n’est point par considération pour toi, mais pour me satisfaire plus vite. Et quand bien même tous eussent manqué, j’avais ma plume, avec laquelle j’aurais écrit sur ton compte tant de choses et de telle façon que, quand tu les aurais sues — et tu les aurais sues — tu aurais désiré mille fois n’être point née. Les forces de la plume sont beaucoup plus grandes que ne l’estiment ceux qui ne les ont point éprouvées par leur propre expérience. Je jure Dieu — puisse-t-il m’être propice jusqu’à la fin dans cette vengeance que je prends de toi, comme il me l’a été dès le commencement — que j’aurais écrit sur toi des choses telles que, rougissant de toi-même, tu te serais crevé les yeux pour ne point te voir ; et pour ce, ne reproche pas à la mer d’avoir été