Page:Boccace - Décaméron.djvu/490

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce qu’elle est devenue, de quoi j’éprouve un grandissime chagrin. Mais vous, messire, ne saurez-vous rien m’en dire ? — » À quoi l’écolier répondit : « — Eussé-je pu te tenir aussi avec elle là où je l’ai tenue, afin de te punir de ta faute comme je l’ai punie de la sienne ! Mais pour sûr, tu ne m’échapperas pas des mains que je ne te paie tes bons offices, de sorte que tu ne fasses jamais plus de méchant tour à personne sans te souvenir de moi. — » Cela dit, il dit à son domestique. « — Donne-lui ces vêtements, et dis-lui qu’elle aille trouver sa maîtresse, si elle veut. — » Le domestique fit selon qu’il lui avait ordonné ; pour quoi, la servante ayant pris les vêtements et les ayant reconnus, et se rappelant ce qu’on venait de lui dire, trembla qu’ils ne l’eussent tuée, et eut peine à se retenir de crier. L écolier étant parti, elle s’en alla sur-le-champ, en courant, vers la tour et toute en pleurs.

« Ce même jour, un laboureur de la dame avait par hasard perdu deux cochons ; comme il allait à leur recherche, il arriva vers la tourelle un peu après le départ de l’écolier, et regardant partout s’il ne verrait pas ses cochons, il entendit les plaintes que poussait la malheureuse dame ; pour quoi, s’étant approché, il cria tant qu’il put : « — Qui est-ce qui se plaint là-haut ? — » La dame reconnut la voix de son laboureur, et l’ayant appelé par son nom, elle dit : « — Eh ! va chercher ma servante, et fais en sorte qu’elle puisse venir me trouver ici. — » Le laboureur, l’ayant reconnue, dit : « — Hélas ! Madame, qui vous a portée là-haut ? Votre servante vous a cherché tout aujourd’hui ; mais qui aurait jamais pensé que vous deviez être là ? — » Et ayant pris les deux bras de l’échelle, il se mit à la dresser comme elle devait être, et à la lier avec des cordes et des bâtons en travers. Sur ces entrefaites, survint la servante qui étant entrée dans la tour, ne pouvant plus retenir sa voix et se frappant le front avec les mains, se mit à crier : « — Hélas ! ma douce âme, où êtes-vous ? — » La dame l’entendant, dit le plus fort qu’elle put : « — Ma sœur, je suis ici, en haut ; ne pleure pas, mais apporte-moi vite mes vêtements. — » Quand la servante l’entendit parler, quasi toute réconfortée, elle monta par l’échelle que le laboureur avait déjà presque entièrement raccommodée, et, aidée par lui, elle parvint sur la terrasse. Quand elle vit sa maîtresse, qui ressemblait non à un corps humain, mais à un cep de vigne à moitié brûlé, toute brisée, toute pâle, gisant nue sur la terre, elle mit ses mains sur ses yeux, et se mit à pleurer comme si elle était morte. Mais la dame la pria de se taire pour l’amour de Dieu, et de l’aider à se vêtir. Ayant appris d’elle que personne ne savait où elle avait été, sinon ceux qui lui avaient apporté ses vêtements et le laboureur qui