Page:Boccace - Décaméron.djvu/557

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Jean, retirant son outil, dit : « — Eh ! compère Pierre, qu’as-tu fait ? Ne t’ai-je pas dit de ne pas bouger, quoi que tu visses ? La jument allait être faite ; mais en parlant, tu as tout gâté, et il n’y a plus moyen de la refaire jamais maintenant — » Compère, Pierre dit : « — C’est bon ; je n’y voulais pas cette queue. Pourquoi ne me disiez-vous pas : fais-là, toi ? Et puis, vous l’attachiez trop bas. — » Maître Jean dit : « — Parce que tu n’aurais pas su l’attacher si bien que moi la première fois. — » La jeune femme, entendant cela, se leva sur ses pieds et dit naïvement à son mari : « — Bête que tu es ; pourquoi as-tu gâté tes affaires et les miennes ? Quelle jument as-tu jamais vu sans queue ? Que Dieu me soit en aide ; tu es pauvre, mais ce serait bien fait que tu le fusses encore davantage. — » Et voyant qu’il n’y avait plus moyen d’être changée de jeune femme en jument, elle se rhabilla mélancolique et toute marrie. Quant à compère Pierre, il s’en tint à son âne, ainsi qu’il en avait l’habitude, pour faire son métier. Il s’en alla avec maître Jean à la foire de Bitonto, et plus jamais il ne requit de lui semblable service. — »

Combien on rit de cette nouvelle, mieux comprise des dames que Dioneo ne voulait, celui-là se l’imagine qui en rira encore lui-même. Mais la nouvelle étant finie et le soleil commençant déjà à tiédir, la reine reconnut que la fin de son pouvoir était venue. S’étant levée, elle ôta la couronne de dessus sa tête et la mit sur celle de Pamphile, le seul de tous qu’il restât à honorer d’un tel honneur. Puis elle dit en souriant : « — Mon seigneur, grande charge t’incombe, étant, à défaut de moi et des autres qui ont déjà tenu la place que tu tiens, le dernier à être Roi. Pour quoi, Dieu te prête sa grâce, comme il me l’a prêtée. — » Pamphile, ayant joyeusement reçu cet honneur, dit : « — Votre mérite et celui de mes autres sujets, fera que je m’en tirerai moi-même avec gloire, comme les autres. — » Et, suivant l’habitude de ses prédécesseurs, ayant réglé avec le sénéchal toutes les choses opportunes, il se retourna vers les dames qui attendaient et dit : « — Amoureuses dames, la discrète Emilie, qui a été notre reine d’aujourd’hui, pour rendre quelque repos à vos forces, vous donna la permission de parler de ce qui vous plairait le plus. Pour quoi, comme vous êtes déjà reposées, je juge qu’il est bon de revenir à notre règlement ordinaire ; et je veux que demain chacune de vous songe à raisonner sur ceci, à savoir, ceux qui, par libéralité ou munificence, ont fait œuvre d’amour ou autre. Ce disant et faisant, vos esprits sans aucun doute se sentiront tout dispos à opérer vaillamment. Car c’est ainsi que notre vie, qui ne peut être que brève dans un corps mortel, se perpétuera grâce à la renommée louangeuse ; laquelle