Page:Boccace - Décaméron.djvu/573

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son tour ; pour quoi, la Lauretta commença aussitôt : « — Jeunes dames, les choses qui ont été racontées sont magnifiques et belles, et il me semble qu’il ne nous reste plus rien, à nous qui avons à parler, pour surpasser l’intérêt de ces nouvelles, tellement elles ont été embellies par la magnificence des choses racontées ; à moins que nous ne revenions aux sujets d’amour, qui prêtent toujours abondamment matière à deviser ; et pour ce, tant pour ce motif que parce que cela convient principalement à notre âge, il me plaît de vous raconter un acte de munificence accompli par un amoureux, lequel acte, tout bien considéré, ne vous paraîtra pas d’aventure inférieur à aucun de ceux déjà racontés, s’il est vrai qu’on donne les trésors, qu’on oublie les inimitiés et qu’on jette en mille périls la vie et, ce qui est bien plus, l’honneur et la réputation pour posséder la chose aimée.

« Donc, il y eut à Bologne, très noble cité de la Lombardie, un chevalier très estimé pour son mérite et pour la noblesse de son sang, et qui s’appelait Messer Gentile Carisendi. Étant tout jeune, il s’énamoura d’une gente dame nommée Madame Catalina, femme d’un certain Niccoluccio Caccianimico ; et comme il était mal payé de son amour par la dame, il s’en alla, quasi désespéré, à Modène, où il avait été appelé comme podestat. À cette même époque, Niccoluccio étant absent de Bologne, et la dame s’étant rendue dans sa campagne, située à environ trois milles de la ville, elle y fixa son séjour, pour ce qu’elle était grosse. Or il advint qu’elle fut prise d’un accident si grave, que tout signe de vie l’abandonna, et qu’en conséquence tous les médecins déclarèrent qu’elle était morte. Ses plus proches parents ayant assuré qu’elle leur avait dit être enceinte depuis trop peu de temps pour que son enfant fût viable, sans s’embarrasser d’autre chose, on l’ensevelit telle qu’elle était dans une tombe de l’église voisine.

« Cet événement ayant été annoncé soudainement à Messer Gentile par un de ses amis, il s’en affligea beaucoup, bien qu’il eût été peu favorisé des faveurs de la dame, et en dernier lieu il se dit à lui-même : « — Voici, madame Catalina, que tu es morte ; pendant que tu vivais, je n’ai pu avoir un seul regard de toi ; pour quoi, maintenant que tu ne peux plus te défendre, il faut que, toute morte que tu sois, je te prenne un baiser. — » Cela dit, la nuit étant venue, il donna des ordres pour que son absence fût tenue secrète, et étant monté à cheval avec un de ses familiers, il alla sans s’arrêter jusqu’à l’endroit où était ensevelie la dame. Ayant ouvert la tombe, il y entra sur-le-champ, et s’étant couché à côté de la dame, il approcha son visage du sien et se mit à l’embrasser à plusieurs reprises en versant d’abondantes larmes. Mais, comme nous voyons que l’ap-