Page:Boccace - Décaméron.djvu/585

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gea à les marier ; mais Messer Neri s’excusa en disant qu’il ne le pouvait plus.

« Sur ces entrefaites, comme il ne restait plus à servir que les fruits, les deux jouvencelles vinrent, en jupes de taffetas très belles, et portant deux grandissimes plats d’argent chargés de fruits variés, suivant que la saison le comportait, et les posèrent devant le roi sur la table. Cela fait, elles se retirèrent un peu en arrière, et se mirent à chanter une canzone dont les paroles commençaient ainsi :

Là où je suis arrivé, Amour,
On ne pourrait chanter longuement…

Elles chantèrent d’une façon si douce et si plaisante, qu’il semblait au roi qui les regardait et les écoutait avec ravissement, que toutes les hiérarchies des anges étaient descendues en cet endroit pour chanter. La chanson dite, s’étant agenouillées elles demandèrent congé au roi qui le leur accorda d’un air en apparence joyeux, bien que leur départ le fâchât.

« Le souper fini, le roi et ses compagnons remontèrent à cheval, et ayant quitté Messer Neri, ils s’en retournèrent au logis royal en devisant d’une chose et d’une autre. Là, le roi tenant son amour caché, et ne pouvant, quelque affaire sérieuse qui se présentât, oublier la beauté et la grâce de Ginevra la belle, dont il aimait aussi la sœur pour ce qu’elle lui ressemblait, s’empêtra tellement dans les gluaux amoureux, qu’il ne pouvait songer quasi à autre chose. Saisissant d’autres prétextes, il s’était lié d’une étroite amitié avec Messer Neri, et le visitait très souvent dans son beau jardin, pour voir la Ginevra. Enfin, ne pouvant pas supporter plus longtemps sa passion, et lui étant venu en la pensée de voir s’il ne pourrait point enlever à leur père non seulement une des jeunes filles, mais toutes les deux, il confia son amour et son intention au comte Guido, lequel, pour ce que c’était un honnête homme, lui dit :

« — Monseigneur, j’ai grand étonnement de ce que vous me dites, et je l’ai d’autant plus grand que ne l’aurait tout autre, qu’il me paraît avoir mieux que personne connu vos habitudes depuis votre enfance jusqu’à ce jour. Et ne vous ayant jamais connu une telle passion dans votre jeunesse, alors que l’amour aurait pu plus facilement vous saisir dans ses liens, je trouve si nouveau et si extraordinaire que vous, que je vois déjà vieux, aimiez d’amour, que cela me semble quasi un miracle ; et s’il m’appartenait de vous en blâmer, je sais bien ce que je vous en dirais, considérant que vous avez encore le harnais sur le dos dans un royaume nouvellement conquis, parmi une