Page:Boccace - Décaméron.djvu/589

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le chasser, mais même en restreindre l’ardeur, et qu’il m’est trop douloureux à supporter, j’ai résolu, pour avoir moindre mal, de mourir ; et ainsi ferai-je. Il est vrai que je m’en irais grandement désolée, si avant que je meure, il ne le savait pas ; et comme je ne connais personne qui lui puisse plus facilement que toi exposer mon désir, je veux t’en donner la mission, et je te prie de ne point refuser de ce faire. Quand tu l’auras fait, fais-le moi savoir, afin que, mourant consolée, je me délivre d’une telle peine. — » Et ceci dit, elle se tut tout en pleurs.

« Minuccio, étonné de la hauteur d’âme de cette jeune fille et de sa fière proposition, en eut grand’pitié, et soudain ayant imaginé de quelle façon il la pourrait honnêtement servir, il lui dit : « — Lisa, je t’engage tout d’abord ma foi, sur laquelle tu peux te reposer, car jamais tu ne seras trompée par elle ; puis je te loue d’une si haute pensée que celle d’avoir placé ton amour sur un si grand roi. Je t’offre mon concours, à l’aide duquel j’espère, alors que tu veux seulement te consoler un peu, faire de telle sorte qu’avant que se soit passé le troisième jour, je t’apporterai des nouvelles qui te seront chères ; et pour ne point perdre de temps, je veux commencer tout de suite. — » La Lisa l’ayant de nouveau prié et lui ayant promis de se réconforter, lui dit d’aller à la garde de Dieu.

« Minuccio l’ayant quittée, s’en fut trouver un certain Mico de Sienne, très bon arrangeur de rimes de cette époque, et l’amena par ses prières à faire la chanson suivante :


Meus-toi, Amour, et va-t-en vers Messire ;
Conte-lui les peines que j’endure ;
Dis-lui que je vais mourir,
Obligée, par crainte, de cacher mon désir.
Je t’en prie, Amour, à mains jointes,
Va-t-en où reste Messire.
Dis-lui que je le désire souvent et que je l’aime,
Si doucement mon cœur s’en est énamouré ;
Et que, du feu dont je suis tout embrasée,
Je crains de mourir, sans même savoir l’heure
Où je serai délivrée de la peine si cruelle
Que j’endure pour lui, pleine à la fois de désir,
De crainte et de vergogne.
Hélas ! pour Dieu, fais-lui savoir mon mal.
Depuis, Amour, que de lui je me suis énamourée,
Tu ne m’as pas donné autant d’audace que de crainte,