Page:Boccace - Décaméron.djvu/599

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pitié de moi que moi-même, tu fais pour moi. — » Après ces paroles, Gisippe dit : « — Titus, en cette affaire, si nous voulons réussir, il me semble que nous devons employer le moyen que voici. Comme tu sais, c’est après de longs pourparlers entre mes parents et ceux de Sophronie, que Sophronie est devenue ma fiancée, et pour ce, si j’allais maintenant leur dire que je ne la veux point pour femme, il en naîtrait grandissime scandale, et je brouillerais mes parents et les siens ; de quoi je n’aurais cure, si par ce moyen je la voyais devenir ta femme ; mais je crains, si je la laisse ainsi, que ses parents ne la donnent promptement à quelque autre, qui probablement ne serait pas toi, et ainsi tu aurais perdu ce que je n’aurais plus moi-même. Et pour ce, il me semble, si tu y consens, que je poursuive comme j’ai commencé, et que je l’amène comme ma femme chez moi, après avoir fait les noces ; alors nous saurons faire en sorte que tu couches ensuite avec elle comme étant ta femme. Puis, en temps et lieu, nous divulguerons la chose ; si elle leur plaît, tout ira bien ; si elle ne leur plaît point, elle n’en sera pas moins faite, et comme on ne pourra revenir en arrière, il faudra bien qu’ils s’en montrent contents. — »

« Le conseil plut à Titus ; pour quoi, Gisippe reçut Sophronie dans sa maison, comme si elle était sa femme, Titus étant déjà bien guéri et dispos ; et ayant fait une grande fête, dès que la nuit fut venue, les dames laissèrent la nouvelle épouse dans le lit de son mari, et s’en allèrent. La chambre de Titus était contiguë à celle de Gisippe, et l’on pouvait entrer de l’une dans l’autre ; pour quoi, Gisippe étant dans sa chambre et ayant éteint toutes les lumières, s’en alla sans bruit dans celle de Titus, et lui dit d’aller coucher avec sa femme. Voyant cela, et vaincu par la honte, Titus fut sur le point de se repentir et refusait d’y aller ; mais Gisippe, désireux de conformer ses actes avec ses paroles, finit par l’y envoyer, après une longue contestation. À peine Titus fût-il dans le lit, qu’il prit la jeune fille comme s’il voulait la caresser, et lui demanda tout bas si elle voulait être sa femme. Elle, croyant qu’il était Gisippe, répondit que oui ; sur quoi, il lui mit au doigt un bel et riche anneau, en disant : « — Et moi, je veux être ton mari. — » Puis, le mariage étant consommé, il prit d’elle un long et amoureux plaisir, sans qu’elle, ni personne, s’aperçut qu’elle couchait avec un autre que Gisippe.

« Le mariage de Sophronie et de Titus étant donc en cet état, Publius, son père, vint à passer de cette vie ; pour quoi, on lui écrivit qu’il s’en revînt sans retard à Rome pour veiller à ses affaires ; et pour ce, il résolut avec Gisippe d’y aller et d’emmener Sophronie, ce qu’il pouvait faire sans