Page:Boccace - Décaméron.djvu/606

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prétoire ; regardant au visage le malheureux condamné, et ayant entendu la cause de sa condamnation, il reconnut sur-le-champ que c’était Gisippe, et s’étonna de son état misérable et de ce qu’il était arrivé là. Désirant ardemment le sauver, et ne voyant pas d’autre moyen que de s’accuser soi-même pour l’innocenter, il s’avança soudain et cria : « — Marcus Varron, rappelle le pauvre homme que tu as condamné, pour ce qu’il est innocent. J’ai trop offensé les dieux par mon crime en tuant celui que tes sergents ont trouvé mort ce matin, sans vouloir les offenser maintenant en causant la mort d’un autre innocent. — » Varron s’étonna de ces paroles, et fut fâché que tout le prétoire les eût entendues ; mais son honneur ne lui permettant pas de désobéir aux lois, il fit revenir Gisippe et il lui dit en présence de Titus : — « Comment as-tu été si fol de confesser, sans avoir reçu la torture, ce que tu n’as jamais fait, y allant de la vie ? Tu disais que tu étais celui qui cette nuit avait tué cet homme, et maintenant celui-ci vient dire que ce n’est pas toi mais lui qui l’a tué. — » Gisippe regarda et vit que c’était Titus, et il reconnut bien que c’était pour le sauver qu’il faisait cela, en paiement du service jadis reçu de lui. Pour quoi, pleurant d’émotion, il dit : « — Varron, je l’ai vraiment tué, et la pitié de Titus vient trop tard pour me sauver. — » D’autre part Titus disait : « — Préteur, comme tu vois, celui-ci est étranger ; il a été trouvé sans armes auprès de celui qui a été tué, et tu peux voir que sa misère lui fait chercher l’occasion de mourir ; pour ce, remets-le en liberté, et punis-moi, car je l’ai mérité. — »

« Varron, étonné de l’insistance des deux hommes, et présumant déjà qu’aucun d’eux n’était coupable, pensait au moyen de les absoudre, lorsqu’arriva soudain un jeune homme appelé Pubius Ambustus, perdu d’espoir et connu de tous les Romains comme un voleur émérite ; c’était lui qui avait véritablement commis le meurtre, et sachant bien qu’aucun des deux n’était coupable de ceux-là qui s’accusaient, leur innocence lui mit au cœur une telle pitié pour tous les deux, qu’il s’avança vers Varron et dit : « — Préteur, mes méfaits me poussent à trancher la dure question entre ceux-ci ; je ne sais quel Dieu me stimule en moi-même et me pousse à te dévoiler mon crime ; sache donc qu’aucun de ces deux hommes n’est coupable de ce dont chacun s’accuse lui-même. Je suis véritablement celui qui ce matin, à la pointe du jour, a tué cet homme ; quant à ce malheureux qui est là, je l’ai vu qui dormait, pendant que je partageais les produits de nos vols avec celui que j’ai tué. Je n’ai pas besoin de décharger Titus ; sa renommée est connue partout, on sait qu’il n’est pas