Page:Boccace - Décaméron.djvu/620

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Le sacristain la leur dit. « — Oh ! — dit l’abbé — es-tu donc un enfant, et est-ce la première fois que tu entres dans une église, pour t’effrayer si facilement ? Or, allons-y et voyons ce qui t’a fait peur. — » Ayant donc allumé plusieurs lumières, l’abbé et tous ses moines entrèrent dans l’église et virent ce lit si merveilleux et si riche sur lequel le chevalier dormait. Pendant que, indécis et timides, et n’osant s’approcher, ils regardaient les magnifiques bijoux, il advint que la vertu du breuvage ayant cessé, messer Torello se réveilla en poussant un grand soupir. Dès que les moines l’eurent vu, l’abbé en tête, ils s’enfuirent épouvantés criant : Seigneur, sauvez-nous ! Messer Torello, ayant ouvert les yeux et regardé autour de lui, reconnut bien qu’il était à l’endroit où il avait demandé au Saladin de le faire déposer, de quoi il fut en soi-même fort satisfait ; pour quoi, s’étant assis sur son séant et ayant regardé avec plus d’attention les objets qui étaient autour de lui, bien qu’il connût déjà la munificence du Saladin, elle lui parut alors bien plus grande et il la connut plus que jamais. Pourtant, sans plus se déranger d’où il était, entendant les moines s’enfuir et comprenant la cause de leur fuite, il se mit à appeler l’abbé par son nom et à le prier de n’avoir aucune crainte, pour ce qu’il était Torello son neveu. L’abbé, entendant cela, eut encore plus peur, car depuis plusieurs mois il le croyait mort ; mais au bout d’un moment rassuré par de bonnes raisons, et s’entendant toujours appeler, il fit le signe de la sainte croix, et alla vers lui. Messer Torello lui dit alors : « — Ô mon père de quoi avez-vous peur ? Je suis vivant, Dieu merci, et je reviens d’outre mer. — »

« L’abbé, bien que messer Torello eût la barbe longue et qu’il fût habillé à la barbaresque, après l’avoir un instant regardé, fut tout à fait rassuré ; il le prit par la main et dit : « — Mon fils, tu es le bien revenu. — » Et il ajouta : « — Tu ne dois point t’étonner de notre peur, pour ce que dans cette ville il n’y a pas un homme qui ne te croie fermement mort, tellement que je puis te dire que madame Adalieta, ta femme, vaincue par les prières et les menaces de ses parents, est remariée contre sa volonté, et doit aller ce matin même à son nouveau mari ; les noces et la fête à ce nécessaire sont préparées. — » Messer Torello, étant descendu du lit, et ayant fait à l’abbé et aux moines une merveilleuse fête, les pria tous de ne parler à personne de son retour, jusqu’à ce qu’il eût fini une chose qu’il avait à faire. Après quoi, ayant fait mettre en sûreté les riches joyaux, il raconta à l’abbé ce qui lui était arrivé jusqu’à ce moment. L’abbé joyeux, de sa bonne fortune, en rendit avec lui grâces à Dieu. Puis messer Torello demanda à l’abbé quel était le nouveau mari de sa femme. L’abbé le lui dit ;