Page:Boccace - Décaméron.djvu/90

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À cette découverte, voyant que c’était une femme, sans attendre une nouvelle invitation, il l’entoura lestement de ses bras, et se disposait à l’embrasser, quand elle lui dit : « — Comme tu peux le voir, je suis femme et non homme. Je suis partie pucelle de chez moi, et j’allais trouver le pape pour qu’il me marie. Par un effet de ta bonne fortune ou de mon malheur, dès que je t’ai vu l’autre jour, je me suis tellement éprise d’amour pour toi, que jamais femme n’a aimé un homme à ce point. Pour quoi, j’ai résolu de te prendre pour mari de préférence à tout autre. Aussi, si tu ne veux pas de moi pour femme, sors sur-le-champ d’ici et regagne ton lit. — » Alexandre, bien qu’il ne la connût pas, considérant quelle suite elle avait, estima qu’elle devait être noble et riche, et de plus il la voyait très belle. Pour quoi, sans réfléchir trop longtemps, il répondit que si cela lui plaisait à elle, cela lui était à lui très agréable. S’étant alors assise sur le lit, devant un tableau qui représentait l’effigie de Notre-Seigneur, elle lui mit au doigt un anneau et se fit épouser. Puis, s’étant embrassés, au grand plaisir de tous deux, ils se satisfirent tout le reste de la nuit. Ils prirent ensuite leurs mesures pour leurs plaisirs futurs et, le jour venu, Alexandre se leva, sortit de la chambre par où il y était entré, sans que personne sût où il avait couché pendant la nuit, et joyeux outre mesure. Il se remit en route avec l’abbé et son escorte, et plusieurs jours après, ils arrivèrent à Rome.

« Là, après s’être reposés quelques jours, l’abbé, les deux chevaliers et Alexandre, sans autre suite, allèrent trouver le pape et, leurs révérences faites, l’abbé se mit à parler ainsi : « — Saint-Père, vous devez mieux que personne savoir que tous ceux qui veulent vivre bien et honnêtement doivent autant que possible fuir les occasions qui pourraient les entraîner à faire le contraire. C’est pour cela que moi, qui ai le désir de vivre honnêtement, je me suis enfuie secrètement sous l’habit que vous me voyez, avec une grande partie du trésor du roi d’Angleterre, mon père, lequel voulait me marier au vieux roi d’Écosse, moi, jeune comme vous voyez, et que je me suis mise en route pour venir ici, afin que Votre Sainteté me mariât. Ce n’est pas tant la vieillesse du roi d’Écosse qui m’a fait fuir, que la peur de faire, à cause de la fragilité de ma jeunesse, quelque chose contre les lois divines et contre l’honneur du sang royal, si j’étais mariée à lui. Ainsi résolue, je venais, lorsque Dieu, qui seul connaît parfaitement ce qui convient à chacun, a placé devant mes yeux, par sa miséricorde je crois, celui qu’il lui plaît que j’aie pour mari. C’est ce jeune homme — et elle montra Alexandre — que vous voyez ici près de moi, et dont les manières,