Page:Boccace - Décaméron.djvu/98

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tira à l’écart et lui dit : « — Messire, une gente dame de cette ville aurait volontiers, si cela vous plaisait, un entretien avec vous. — » En entendant cette confidence, Andreuccio regarda la jeune fille des pieds à la tête, et comme elle lui fit l’effet d’être la servante de la dame en question, il pensa que cette dame était devenue amoureuse de lui, comme du plus beau garçon qui fût alors à Naples. Il se hâta de répondre qu’il était prêt et demanda où et quand la dame voulait le voir. À quoi la suivante répondit : « — Messire, quand il vous plaira de venir, elle vous attend chez elle. — » Andreuccio, sans prévenir personne dans l’auberge, lui répondit vivement : « Eh bien ! va devant et je te suivrai. — » Sur quoi, la jeune suivante le conduisit chez sa maîtresse dans une rue appelée Maupertuis, dont le nom même indique quelle honnête rue c’était. Mais comme il n’en savait rien et qu’il ne s’en doutait même pas, il crut aller en un lieu fort honnête, près d’une dame estimable. La jeune servante le précédant toujours, il entra dans la maison sans hésiter, et pendant qu’il montait l’escalier, la suivante ayant appelé sa dame en lui disant : « — Voici Andreuccio — » il la vit qui l’attendait en haut de l’escalier.

« Elle était encore très jeune, grande de sa personne et fort belle de visage, vêtue et parée très élégamment. Dès qu’elle aperçut Andreuccio, elle descendit trois marches à sa rencontre, les bras ouverts, et lui sautant au cou, elle resta ainsi quelques instants sans rien dire, comme empêchée par un excès de tendresse. Enfin, tout en pleurs, elle le baisa au front, et d’une voix émue, elle lui dit : « — Ô mon Andreuccio, sois le bienvenu. — » Étonné, stupéfait de caresses si tendres, il répondit : « — Madame, soyez la bien trouvée. — » Alors l’ayant pris par la main, elle le conduisit dans son salon, d’où, sans lui dire un seul mot, elle le fit entrer dans sa chambre qui était toute parfumée de senteurs de roses, de fleurs d’oranger et d’autres odeurs, et où il vit un très beau lit tout encourtiné, de nombreuses robes sur les porte-manteaux, suivant la coutume du pays, et beaucoup d’autres vêtements très riches et très beaux, Étant encore tout neuf, il crut fermement en voyant toutes ces choses, qu’il était pour le moins chez une très grande dame.

« Après qu’ils se furent assis tous deux sur un siège qui était au pied du lit, la dame commença à parler de la sorte : « — Andreuccio, je suis certaine que tu t’étonnes des caresses que je te fais et de mes larmes, attendu que tu ne me connais pas, et que certainement tu ne te rappelles pas m’avoir jamais vue ; mais tu vas entendre une chose qui t’étonnera plus encore peut-être, c’est que je suis ta sœur,