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ÉPITRE II.

Faire enrouer pour toi Corbin[1] ni Le Mazier[2].
Toutefois si jamais quelque ardeur bilieuse
Allumoit dans ton cœur l’humeur litigieuse,
Consulte-moi d’abord, et, pour la réprimer,
Retiens bien la leçon que je te vais rimer.
Un jour, dit un auteur[3], n’importe en quel chapitre,
Deux voyageurs à jeun rencontrèrent une huître.
Tous deux la contestoient, lorsque dans leur chemin
La justice passa, la balance à la main.
Devant elle à grand bruit ils expliquent la chose.
Tous deux avec dépens veulent gagner leur cause.
La justice, pesant ce droit litigieux,
Demande l’huître, l’ouvre, et l’avale à leurs yeux,
Et par ce bel arrêt, terminant la bataille :
« Tenez ; voilà, dit-elle à chacun, une écaille ;
Des sottises d’autrui nous vivons au palais.
Messieurs, l’huître étoit bonne. Adieu. Vivez en paix. »

  1. Corbin, célèbre avocat qui criait beaucoup en parlant et s’enrouait souvent.
  2. Le Mazier, autre avocat du Parlement, qui faisait également grand bruit et grande fortune au barreau.
  3. La Fontaine a heureusement remplacé la figure allégorique de la justice par le juge lui-même, Perrin-Dandin ; son récit d’ailleurs est bien plus animé :

    Celui qui le premier a pu l’apercevoir

    En sera le gobeur ; l’autre le verra faire.

    — Si par là l’on juge l’affaire,

    Reprit son compagnon, j’ai l’œil bon, Dieu merci.

    — Je ne l’ai pas mauvais aussi,

    Dit l’autre, et je l’ai vue avant vous sur vie.

    — Eh bien ! vous l’avez vue, et moi je l’ai sentie.